Quelle ingénierie de projet pour les petites villes ? Du projet urbain aux capacités d’action publique rurale : le grand écart

What kind of project engineering for small towns? From urban projects to rural public action capabilities: the great divide

Emmanuelle Bonneau
〉Maîtresse de conférences en Aménagement de l’espace et urbanisme
〉Université Bordeaux Montaigne
〉UMR Passages CNRS-5319

〉 emmanuelle.bonneau@u-bordeaux-montaigne.fr 〉

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Mots clés : ingénierie de projet, petites villes, espace public, projet urbain, action publique

Abstract: This article examines the conditions under which small towns are being developed as part of the national PVD (Petites Villes de Demain) scheme, focusing on the example of the commune of Créon in the Gironde. The creation of a network of proximity public spaces sheds light on the gaps between the capacity for public action in rural areas and the frame of reference for the urban project as promoted in metropolises since the early 1990s.

Keywords: project engineering, small towns, public space, urban project, public action

Lancé en 2020, le programme Petites Villes de Demain vise à accompagner des communes de moins de 20.000 habitants dans l’élaboration de leur projet de territoire en les dotant de moyens humains. Les collectivités bénéficiaires sont invitées à s’inscrire dans une logique nouvelle « de projet » articulant l’ensemble de leurs intentions d’équipement et d’aménagement urbains dans un programme d’action cohérent. Le référentiel du projet urbain tel qu’il se définit en France dans le courant des années 1990 (Devillers, 1994 ; Ingallina, 2001) est au cœur de la méthodologie promue par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT) à l’attention des chefs de projets et élus référents PVD dans le cadre de leur parcours de formation (2021). Les marqueurs de cette démarche[1] sont notamment l’élaboration d’un plan-guide, la promotion d’une approche partenariale et patrimoniale au service d’une ville des proximités à laquelle participent la réhabilitation d’une offre de services et de commerces et le réaménagement des espaces publics centraux. Les recettes éprouvées dans les grandes villes peuvent-elles être répliquée en contexte rural ?

A Créon[2], commune de près de 5.000 habitants à une vingtaine de kilomètres de Bordeaux et bénéficiaire du programme PVD, le plan guide (2022) est composé en quatre axes portant sur le cadre de vie, les services et équipements, l’attractivité résidentielle et patrimoniale et les atouts commerciaux et touristiques. Le premier axe repose sur la cohabitation des mobilités, l’encouragement des modes actifs et la végétalisation des espaces publics.

En quoi l’intervention sur les espaces publics qui participe du référentiel du projet urbain mobilisé par les PVD interroge-t-elle les capacités d’action publique des communes rurales au regard de celles des grandes villes où s’est initialement forgé ce référentiel ?

Figure 1 : la commune de Créon, vue du centre-ville sur la trame de la bastide médiévale et des extensions contemporaines, source : Commune de Créon et cartographie EB, 2024

Partant de l’exemple de Créon, « commune rurale sous forte influence d’un pôle urbain » au sens de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE, 2021), cet article propose d’éclairer les écarts identifiés entre l’ambition de projet urbain incarnée par l’aménagement des espaces publics et la capacité de la commune à l’opérationnaliser.

De l’intention d’aménagement des espaces publics à l’arbitrage en faveur des bâtiments

A Créon où la production urbaine des cinquante dernières années est intervenue par divisions parcellaires et opérations de lotissement, greffées aux routes principales sans créer de maillage secondaire, la mise en réseau des espaces publics s’inscrit dans la perspective de « créer des liaisons pour modes actifs entre le centre-ville et sa périphérie et dans les quartiers résidentiels » (Créon, 2022, p.8). Dans le centre-ville, l’aménagement des espaces publics centraux est envisagé en deux temps, une mission de préfiguration des usages devant anticiper la transformation de l’espace. Cependant, si ces objectifs participent au premier axe du plan guide, à l’heure des arbitrages financiers, l’amélioration du cadre de vie et l’aménagement des espaces publics de proximité qu’elle implique ne figure pas comme un objectif prioritaire à l’agenda politique. Dans un contexte budgétaire contraint accentué par la forte augmentation du coût de l’énergie en 2023, la réalisation d’équipements bâtis telle que la construction d’une cuisine centrale ou la création d’une Maison France Service, prime sur l’aménagement d’espaces publics. Il se limite à la valorisation des équipements publics avec la végétalisation du parvis de l’école primaire et la liaison cyclable vers le futur lycée.

Figure 2 : Spatialisation de l’Axe 1 du plan guide de la démarche PVD de Créon, source : Commune de Créon 2022

Dans le calendrier de la démarche PVD de Créon, les investissements en matière d’aménagement des espaces publics sont repoussés après 2026, au-delà du mandat municipal en cours et alors que la mission de la cheffe de mission PVD dans son cadre d’emploi subventionné sera achevée. Les démarches d’expérimentation des usages qui devaient en être le préalable n’ont pas encore été programmées. A défaut d’investissement direct, la municipalité a lancé en 2021 une démarche participative formalisée par la délivrance d’un « visa vert » pour engager la renaturation des espaces publics. Il permet des plantations en pied de façades encadrées par une « charte de la végétalisation ».

Cet écart entre les ambitions affichées et leur réalisation ne saurait être imputé aux seuls choix politiques et recouvre aussi des raisons techniques. La démarche de projet urbain qui promeut la valorisation des espaces publics comme levier de la valorisation urbaine a été exportée des grandes aux petites villes sans les outils opérationnels et l’ingénierie de projet qui en sous-tendaient la réalisation. Le projet de l’Ile de Nantes, illustratif des démarches de projet urbain en France, est porté d’un point de vue opérationnel par la mise en place de Zones d’Aménagement Concerté (ZAC), outils d’urbanisme permettant d’associer les opérateurs privés au financement des équipements et espaces publics. Dans le cas de l’aménagement du réseau de tramway, moteur du projet urbain de Bordeaux à partir de 1996, la Communauté Urbaine devenue Métropole s’était dotée d’une Commission d’Indemnisation Amiable permettant d’indemniser les propriétaires impactés par les travaux d’aménagement. Or, ce type d’outil n’existe pas en Créonnais.

Les limites de l’ingénierie de projet et du partenariat public-public

Au-delà de l’outillage financier et opérationnel, sur l’île de Nantes des équipes de concepteurs urbanistes, architectes et paysagistes[3] accompagnent en continu depuis les années 2000 la démarche de projet urbain et la conduite, la coordination et l’évolution au fil du temps des opérations d’aménagement. A Créon, la cheffe de projet PVD, architecte, formée à l’histoire de l’art et dotée d’une expérience professionnelle en agences d’urbanisme, a priori outillée en matière de projet urbain, témoigne de l’inadéquation des moyens humains locaux au regard de l’exigence du portage des procédures de ZAC ou de PUP (Projet Urbain Partenarial, autre dispositif permettant de se substituer au régime classique de la taxe d’aménagement pour financer des équipements publics avec la participation des opérateurs privés). Les opérations portées dans le cadre du programme PVD dépendent strictement des financements publics alors même que la production d’espaces et d’équipements publics, scolaires notamment, est une conséquence de la production immobilière soutenue sur le territoire du Créonnais. L’État (par la DSIL, Dotation de Soutien à l’Investissement Local ou par le fonds Mobilités Actives), la Région, le Département, le Pôle d’Équilibre Territorial et Rural dans le cadre du portage du programme européen LEADER et l’auto-financement de la collectivité sont ainsi impliqués conjointement dans l’aménagement de la future liaison cyclable entre le centre-bourg et le lycée.  

Ce fonctionnement partenarial public-public repose sur la capacité de la collectivité en matière d’animation, de veille et de réponse aux appels à projet. A Créon, l’équipe d’animation du programme PVD est constituée de la cheffe de projet et d’un manager de commerce. Les deux postes créés dans le cadre du programme PVD sont co-financés par l’État et la Banque des territoires, de 2021 à 2026 et à hauteur de 75 % du coût chargé pour la cheffe de projet PVD et pendant deux ans, à hauteur de 40.000 euros pour le manager de commerces. La question de leur pérennisation est posée dans un contexte rural où le retrait des services de l’État en 2010 n’a (toujours ?) pas été compensée par l’apport en ingénierie des intercommunalités (Bombenger, 2013) ni par les Directions Départementales des Territoires (DDT), quand bien même pourrait-on l’espérer (Reigner, 2021). Et si à Créon, l’Agence d’urbanisme de Bordeaux Métropole (A’Urba) vient apporter un soutien en termes d’études urbaines à la collectivité, le cadrage des commandes et la mobilisation des études dans une perspective opérationnelle reviennent à la cheffe de projet PVD.

Figure 3 : Action de plantation sur un espace ouvert au public initiée par un membre de l’Assemblée citoyenne de Créon, source : Projet ReCréon, novembre 2023

Au regard de l’élaboration du plan guide reprenant le référentiel du projet urbain, la mise en œuvre du programme PVD de Créon et son ambition opérationnelle réduite en matière d’aménagement d’espaces publics de proximité, témoignent des écarts sensibles entre les réalités des petites villes et celles des métropoles et des agglomérations. Ces écarts se mesurent à deux niveaux en termes d’outillage technico-financer et de moyens humains et d’ingénierie de projet. La « proximisation » attendue de l’action publique urbaine qu’implique la restitution aux piétons et aux cycles d’un espace public accaparé par la voiture, instrument symbolique d’un quotidien fait de distances, ne vient pas seulement illustrer ces écarts. Elle les rend signifiants tant la production d’espaces publics au cœur de villes-centres patrimonialisées s’est fait le marqueur des projets urbains émergeant dans les métropoles au début des années 1990. D’une part, elle en dénote la complexité en rendant indissociable l’acte de bâtir et de rénover et la création de liens de proximité entre les lieux de la rénovation. D’autre part, elle révèle le caractère non seulement technique mais culturel de l’activité de projet urbain en impliquant d’agir sur les consciences en même temps que de transformer physiquement des espaces appropriés par tous.

Si la méthodologie promue par l’ANCT dans les petites villes s’apparente à une énième tentative d’y imposer un urbanisme pensé par et pour les grandes villes, l’approche patrimoniale et la valorisation des espaces publics de proximité demeurent des valeurs partagées. Pour accompagner leur réalisation et agir sur les espaces publics au même titre que sur les équipements bâtis, ce sont bien les conditions d’un urbanisme et d’un aménagement ajustées au milieu rural qui restent à inventer (Jousseaume, 2020). Pour ce faire deux pistes d’action pourraient être développées :

  • l’articulation entre une action aménagiste sobre accompagnée par un professionnel référent à l’image de ce que l’architecte et urbaniste Simon Teyssou a pu développer dans le Massif-Central et une participation citoyenne active telle qu’en apparaissent les signaux faibles en témoignant d’un changement culturel déjà à l’œuvre (D’Emilio, Guillot & Nowakowski, 2022) ;
  • une solidarité effective des métropoles et des agglomérations avec leurs campagnes sous influence, non seulement de moyens humains mais financière.

L’auteure remercie Manon Mallet, cheffe de projet PVD à Créon et la Commune de Créon co-pilote du projet de recherche Re-Créon dans lequel s’inscrit la rédaction de cet article.

Références bibliographiques :

ANCT, 2021. Guide de la formation des chefs de projets et élus référents. Avril 2021. 12p. En ligne (29.02.2024) : https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2021-04/PVD_GuideFormation_v6_0.pdf

Bombenger P-H., 2013.  L’urbanisme en campagne. Pratiques de planification des sols et d’aide à la décision dans des communes rurales françaises. Droit et gestion des collectivités territoriales. T. 33, pp. 763-769.

En ligne (29.02.2024) :  https://doi.org/10.3406/coloc.2013.2472

Bouba-Olga O.& Grossetti M., 2018. La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ? Document de travail, 29p. En ligne : https://hal.science/hal-01724699v2

Chemetoff A., 1999. L’île de Nantes. Le plan guide en projet. Nantes : Editions MeMo, 96p.

Commune de Créon, (2022), Plan guide stratégique de la démarche Petites Villes de Demain. 31p.

Devillers C., 1994. Le projet urbain. Paris : Éditions du Pavillon de l’Arsenal, 71p.

D’Emilio L., Guillot X. & Nowakowski F. (dir.), 2022. Ruralités en action et pouvoir d’agir. Presses Universitaires de Saint-Etienne.

Ingallina P., 2001. Le projet urbain. Paris : PUF, rééd. 2008. En ligne (29.02.2024) : https://doi-org.ezproxy.u-bordeaux-montaigne.fr/10.3917/puf.ingal.2008.01

Jousseaume V., 2020. Plouc Pride – Récit pour les campagnes. Mémoire inédit de HDR. Université de Toulouse Jean Jaurès. En ligne (29.02.2024) : https://shs.hal.science/tel-02880765/file/Plouc%20Pride-HDR-ValerieJOUSSEAUME-3juillet2020.pdf

Reigner H., 2021. L’expertise territoriale dans tous ses états. Paris : PUCA,Les conférences POPSU, 39p.


[1] L’élaboration d’un plan guide, sollicitée dans le guide formation produit par l’ANCT, réfère à la méthode empruntée par l’urbaniste et paysagiste Alexandre Chemetoff (1999) dans le cadre du projet urbain de l’Ile de Nantes. A l’image de l’expérience urbaine de Bologne dans les années soixante fondatrice dans l’approche du projet urbain en France (Ingallina, 2001), l’ANCT promeut les « démarches participatives » et propose de « placer le patrimoine architectural, urbain et paysager au cœur d’une stratégie de développement de territoire » (ANCT, 2021). Cette démarche s’inscrit dans une visée affichée « d’attractivité », également poursuivie par les Métropoles (Bouba-Olga & Grossetti, 2018) en s’entretenant dans un rapport de compétitivité réciproque qu’alimente le fonctionnement par appel à projets.

[2] En 2023-2024, la commune bénéficie de l’accompagnement du POPSU Territoires dans le cadre du projet de recherche ReCréon – Renaturer Créon : une stratégie biorégionale levier de solidarités écologique et territoriale. Le projet co-porté par le laboratoire Passages et la Commune de Créon, associe le Département d’architecture de l’Université de Florence, l’agence de médiation Ecologie Urbaine et Citoyenne, le Sysdau porteur du SCoT de l’aire métropolitaine bordelaise et la Direction de l’Environnement de la Région Nouvelle-Aquitaine. La rédaction de cet article s’inscrit dans le cadre de ce projet.

[3] Trois équipes se sont succédées : Chemetoff et associés 2000-2010, Marcel Smets et Anne-Mie Depuydt 2010-2016, Jacqueline Osty et Claire Schorter depuis 2016

Pour citer cet article :
BONNEAU Emmanuelle « Quelle ingénierie de projet pour les petites villes ? Du projet urbain aux capacités d’action publique rurale : le grand écart », 3 | 2024 – Villes petites et moyennes en transition, GéoProximitéS, URL : https:// geoproximites.fr/ark:/84480/2024/09/19/ vpm-ac13/