Cleaning together, taking care of the place
Amélie Tehel
〉Docteure en Sciences de l’Information et de la Communication
〉Chercheuse post-doctorante 〉Chaire TMAP 〉SciencesPo Rennes
〉UMR 6051 Arènes
〉amelie.tehel@sciencespo-rennes.fr 〉
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Mots clés : tiers-lieux, travail du care, ménage, commun, espaces partagés.
Keywords: third places, care work, cleaning work, commoning, shared spaces.
Abstract: This short paper focuses on cleaning work within a shared space in Rennes (France) called the Hôtel Pasteur. Cleaning work is structurally an invisible and depreciated work. However, this paper shows that cleaning a shared space can also demonstrates a singular affective bond with the space and the community.
Situé dans le centre-ville de Rennes, l’Hôtel Pasteur est un bâtiment de 5600m2 construit au 19e siècle. Il a abrité pendant de nombreuses années la faculté des sciences puis la faculté dentaire. En 2006, la faculté dentaire déménage sur un autre campus. Le bâtiment va alors, au fil des années 2010, être l’objet d’une expérimentation architecturale, pour déboucher, au début des années 2020, sur une occupation conjointe entre l’association Hôtel Pasteur et la ville de Rennes. Le lieu se compose aujourd’hui d’une école maternelle, d’un laboratoire de fabrication numérique collaborative dédié aux usages pédagogiques (Edulab), et d’un « hôtel à projets ». Au sein de l’hôtel à projets, les espaces peuvent être mis à disposition gratuitement « de 3 heures à 3 mois » pour faciliter la réalisation de projets variés dans les champs artistiques et créatifs, de l’économie sociale et solidaire, de l’action sociale et de la santé, etc. Quiconque est accueilli par l’hôtel à projet devient « hôte ». Bien qu’il ne se revendique pas comme tel, cet espace peut être assimilé au mouvement des tiers-lieux par son caractère de bien commun hybride et multi-acteurs.
La gratuité de cet accueil et de la mise à disposition d’espaces modulables impose un principe de réciprocité. Ce lieu d’hospitalité ne se consomme pas, il se partage. Le site du projet rappelle, en ce sens, que l’hôte « est celui qui est reçu mais aussi celui qui reçoit ». Les formes de cette réciprocité sont variables en fonction des projets accueillis, mais l’un des engagements incontournables que le lieu exige est celui de participer à l’entretien des espaces. Une fois par semaine, les hôtes et l’équipe de coordination (nommée La Conciergerie) se rassemblent pour le « coup de balai », un rendez-vous notifié lors de l’accueil dans le lieu et rappelé dans le mail d’infos envoyé aux hôtes chaque début de semaine. Chaque mercredi à 11h, les hôtes et les Concierges se rassemblent dans le foyer, et se répartissent les tâches. Le lieu, en effet, ne fait pas appel à des prestataires externes pour le ménage. Une manière de faire des économies substantielles, mais surtout de mobiliser les hôtes dans une activité collective d’entretien. Ce rituel hebdomadaire suspend le travail du projet individuel ou collectif. Il forme une pause qui reconnecte au lieu et aux autres habitants et habitantes de cet espace singulier. Le site du projet le précise ainsi : « Cette communauté ouverte s’engage pour prendre soin du bâtiment mais aussi de la vie qui s’y déploie grâce à une gestion collective du lieu et aux valeurs communes qui se façonnent au quotidien »[1].
En mai 2023, dans le cadre de mon travail de recherche postdoctoral sur les tiers-lieux solidaires, je suis accueillie à l’Hôtel Pasteur pour une résidence d’écriture d’un mois. J’y cherche à la fois dépaysement (sortir du laboratoire pour écrire) et immersion (être au cœur d’un lieu commun). En tant qu’hôte, je laisse ma porte ouverte aux visiteurs et visiteuses, et participe chaque semaine au nettoyage du lieu. Avec les autres personnes accueillies, je fais briller la cuisine, lave les toilettes du deuxième étage, et balaye le grand escalier. Les plus anciens guident celles et ceux qui viennent d’arriver pour aller chercher les produits de nettoyage et trouver le local à poubelles. Ce temps ritualisé et convivial est un temps d’échanges et de rencontres. On discute, on parle de nos projets. Mais au-delà de la dimension sociale de ce rendez-vous partagé, le ménage est aussi et surtout un acte de maintenance : il faut garder les espaces propres et accueillants, et faire en sorte qu’ils ne s’abîment pas. La maintenance est ce que Jérôme Denis et David Pontille nomment « l’art de faire durer les choses » (Denis & Pontille, 2022). Ce « geste attentionnel » (Ibid.) est un acte politique, dans lequel le « prendre soin » s’étend aux environnements matériels et à la prise en compte de leurs fragilités. Ici, tout hôte, indépendamment de son âge, de son genre ou de sa classe sociale, doit, pour s’acquitter d’une forme de devoir de réciprocité, prendre en charge une part de ce travail.
« C’est par l’entretien qu’on entre en relation avec un espace. », dit Pierre David, maître de conférences en architecture, dans l’article « Ménager le soin » d’Edith Hallauer (2019). Cette pratique, complète dans le même article Ariane Wilson, maîtresse de conférences en architecture, contribue à « un sentiment de communauté et à un rapport affectif aux choses et aux lieux ». Le ménage serait donc un engagement topophile. Mais cet acte d’entretien est aussi une manière, pour ce type de lieu ouvert et collectif, de régler une question qui, à l’instar de la poussière, est parfois cachée sous le tapis, celle de savoir « qui nettoie ». Ce coup de balai organisé à l’Hôtel Pasteur permet de regarder en face le « sale boulot », ce travail disqualifié et précaire que constitue le ménage. La corvée de nettoyage, socialement dénigrée, est un travail du care majoritairement réalisé par des personnes minorisées (des femmes, des personnes racisées, et peu diplômées (Reyssat, 2016)). La dépersonnalisation et la transparence de ce travail (Molinier, 2009) passent par l’effacement organisé des personnels d’entretien, à travers notamment des temporalités décalées (Reyssat, 2016). L’invisibilité des nettoyeurs et nettoyeuses est aussi une invisibilisation du travail en lui-même (Ibid.) et, in fine, de sa pénibilité.
Le mouvement tiers-lieu défend des valeurs de partage, de solidarité et d’ouverture. Mais au-delà de stratégies rhétoriques, le « prendre soin » s’incarne de manière inégale en fonction des typologies de lieux. Le travail de care se révèle plus ou moins présent, plus ou moins subtil. Il me semble toutefois que cette idée d’un « prendre soin de soi, des autres et des choses » (Tehel, 2022) doit constituer le point nodal de l’action en tiers-lieu. Au sein de ces projets collectifs, la participation active des contributeurs et contributrices semble parfois se cantonner à des tâches valorisées et valorisantes, celles notamment du portage de projet (logique entrepreneuriale) ou de gouvernance (registre de prise de décision et d’organisation). En tiers-lieux, les activités de jardinage ou d’agriculture, qui demandent à « mettre les mains dans la terre », restent également porteuses d’une représentation noble d’une reconnexion au vivant. Les activités de fabrication, repair café, FabLabs ou ateliers, s’ils proposent de mettre les « mains dans le cambouis », sont liés à une dimension productive et créative. Faire le ménage, c’est en revanche mettre les mains dans la poussière, la crasse, dans les restes moisis oubliés dans un frigo. Mais c’est une manière singulière d’entrer en relation avec ces espaces. Cela nous engage dans un usage raisonné et non-consommateur des lieux, dans une relation de co-habitation et d’hospitalité réciproque avec les lieux en tant qu’entités matérielles. Faire le ménage nous replace dans un rapport humble au non-humain, rend visible le travail socialement dévalorisé du nettoyage, et nous engage corporellement dans la gestion collective du lieu. Prendre soin collectivement du lieu permet ainsi de l’habiter ensemble.
Références bibliographiques :
Denis J., & Pontille, D., 2022, Le soin des choses, Paris, La Découverte.
Hallauer E., 2019, « Ménager le soin, Architecture et ménage : volet 2/2, entretien avec Ariane Wilson et Pierre David », mis en ligne le 17 avril 2019, propos recueillis le 13 novembre 2018, URL : https://strabic.fr/Architecture-et-menage-Menager-le-soin, consulté le 13 novembre 2023.
Molinier P., 2009, « Des féministes et de leurs femmes de ménage : entre réciprocité du care et souhait de dépersonnalisation », Multitudes, 37-38, p.113-121, DOI : https://doi.org/10.3917/mult.037.0113
Reyssat F., 2016, « Quand espace et objet de travail se confondent », La nouvelle revue du travail, 9 | 2016, mis en ligne le 02 novembre 2016, consulté le 13 novembre 2023, URL : http://journals.openedition.org/nrt/2888 ; DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.2888
Tehel A., 2022, « Prendre soin de soi, des autres et des choses : une perspective du care dans la fabrication collaborative en FabLabs », Approches Théoriques en Information-Communication (ATIC), 2022/1 (N° 4), p. 83-102. DOI : 10.3917/atic.004.0083.
[1] Site de l’Hôtel Pasteur : https://www.hotelpasteur.fr/a-propos, consulté le 14 novembre 2023.
Pour citer cet article :
TEHEL Amélie, « Faire le ménage ensemble, prendre soin des lieux », 2 | 2024 – Le Care : une notion de proximité(s), GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2024/06/01/care-ac2/