Une approche constructiviste et territoriale pour développer la connaissance et la reconnaissance des micro-fermes. Exemple du programme de recherche-action MicroAgri en Gironde

A constructivist and territorial approach to develop knowledge and acknowledgement of micro-farms. Evidence from MicroAgri’s action research program in Gironde (France).

Damien Toublant
〉Doctorant en géographie
〉Université Bordeaux Montaigne
〉UMR 5319 Passages – CNRS

〉damien.toublant@gmail.com 〉

Mayté Banzo
〉Professeure de géographie
〉Université Bordeaux Montaigne
〉UMR 5319 Passages – CNRS

〉mayte.banzo@u-bordeaux-montaigne.fr 〉

Bernard Del’homme
〉Maître de conférences en sciences de gestion
〉Bordeaux Sciences Agro
〉UMR 1456 ETTIS – INRAE

〉bernard.delhomme@agro-bordeaux.fr 〉

〉Article court 〉

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Mots-clés: micro-ferme, constructivisme, territoire, recherche-action collaborative, recensement participatif

Abstract: MicroAgri action-research program (Gironde, France) was born out of a meeting between local people involved in different social spheres (lecturer and researcher from different disciplines, community and entrepreneurial players and micro-farm managers). Our aim is to develop knowledge and acknowledgement of micro-farms by opening up their scope of observation. The “social world” of micro-farms is no longer exclusively defined by their market-gardening production system, their smaller-than-standard cultivated surface area or their urban link. To adopt this wider perspective, territorial integration of our program has proved useful. It was facilitated by the territorial integration of MicroAgri’s members, role of the coordinator and multi-partner committees. This article highlights the interest of our scientific approach (constructivism, collaborative and territorialised action-research) and the tools developed (participatory census to collect and portraits to format data). Our original approach shows diversity of production systems beyond common representations and make it easier to understand how farms operate and how it is spatially translated (combination between individual, production system and territory).

Keywords: micro-farm, constructivism, territory, collaborative action research, participatory census

Cet article met en avant l’intérêt de nos travaux par l’originalité de la démarche scientifique mobilisée : une recherche-action collaborative qui s’inscrit dans son territoire (MicroAgri[1], Gironde) et développe des outils singuliers de collecte et de mise en forme des données (recensement participatif et portraits de ferme).

L’approche constructiviste ouvre le champ de recherche des micro-fermes en postulant que la description faite jusqu’ici de la réalité n’est que la connaissance partielle de « réels de référence » (micro-fermes urbaines et maraichères[2]). Ce sont les « petits “morceaux” d’espace social et de temps social » que nous nous donnons « pour tâche de comprendre » (Olivier de Sardan, 2017, p.8). Nous tentons alors le « pari »[3] d’améliorer la connaissance des micro-fermes en abordant une perspective large, pas toujours confortable, et imprimée dans notre vocabulaire par la dénomination de notre objet à l’étude : le « monde social des micro-fermes ».

Un « monde social » est un « sous-groupe social » plutôt « abstrait » et « sans nécessairement de relation de proximité ou d’interconnaissance » (Cefaï, 2015, p.10). Effectivement, les micro-fermes ne « font » pas mouvement. Il s’agit davantage d’un phénomène émergent et « bourgeonnant », avec ses hétérogénéités et ses contradictions. Ce qui relie ces fermes, ce sont davantage les « fonctions [qu’elles remplissent] » (Cefaï, 2015, p.10). Nos travaux dans le cadre du programme de recherche-action MicroAgri décrivent et analysent la manière singulière que ces fermes ont de les combiner et de les exprimer dans les territoires.

Avant la création du programme, chacun des participants était dans sa propre sphère, sa propre trajectoire avec des freins que seule la « mise en collectif » a pu débloquer :

  • les micro-fermes du sud-Gironde cherchaient davantage de reconnaissance de leur « modèle » né tout récemment, pauvre en références et expériences locales ;
  • l’entreprise bordelaise, créatrice d’un logiciel pour les fermes en circuits courts, souhaitait développer le lien entre producteurs et consommateurs ;
  • l’association de test d’activité agricole dans le Médoc, dont la présidente était aussi enseignante au centre de formation agricole à Blanquefort (nord de Bordeaux), cherchait à déployer sa démarche sur le département girondin ;
  • les chercheurs souhaitaient développer leurs travaux sur l’agriculture de proximité et les liens villes-campagnes (MicroAgri permit le rapprochement d’équipes de BSA[4] et de l’Université Bordeaux Montaigne)
  • les citoyens, engagés dans la défense d’une micro-ferme exclue de la MSA[5], travaillaient au prolongement de leur engagement dans un projet plus collectif et territorial afin que d’autres micro-fermes n’aient pas à subir les conséquences du manque de reconnaissance sociale.

Ce qui nous a rapproché ? Le constat partagé qu’une forme d’agriculture était marginalisée à tort et qu’elle pouvait receler des propositions de solutions pertinentes pour la durabilité des territoires. En résumé, notre programme de recherche-action est né de ce que Liu (1992, p.295) nomme la « rencontre » entre une « intention de recherche » des enseignants-chercheurs et une « volonté de changement » des agriculteurs et acteurs œuvrant à la transition agri-alimentaire.

Cette démarche scientifique était d’autant plus pertinente qu’elle intervenait dans un contexte où la connaissance sur les micro-fermes était encore balbutiante et où l’image médiatique prenait beaucoup de place dans les représentations. Par exemple, les peurs de « réinventer l’eau chaude » ou de faciliter « l’installation de précaires » pouvaient conduire à des conflits avec les organisations syndicales (toute couleur confondue). Les espaces apaisés de dialogue que nous avons pu mettre en place nous ont permis de décrire et comprendre ce qui se joue dans l’émergence de ce « nouveau modèle agricole », plus complexe que sa représentation médiatique.

Trois comités complémentaires intervenaient dans ces espaces de dialogue : un comité composé par un coordinateur du programme et deux enseignants-chercheurs (en géographie, en science de gestion) ; un comité de pilotage formé par le coordinateur, les enseignants-chercheurs, les acteurs associatifs et les responsables de micro-fermes ; un comité d’accompagnement composé par le comité de pilotage et des OPA[6]. Ensemble, les membres de ces comités concevaient méthodes, outils, expérimentations et assuraient la diffusion des connaissances.

« On remet tout à plat et on repart du terrain »

Des réunions successives et à géométries variables se sont déroulées sur les trois années de programme. Leurs localisations changeaient pour justement « délocaliser » la recherche en lui donnant plus de proximité au terrain : soit sur les fermes, soit auprès des parties prenantes de nos comités.

Au début du partage de « culture commune » entre les membres du programme[7], la phase de « remise à plat » (ateliers de facilitation) a permis de construire ce que nous avons nommé le « panorama des logiques » dans lesquelles s’inscrivent les micro-fermes (cf. figure 1 : « schéma du 27/04/2017 »).

Chacun des membres des comités répondaient depuis sa position, à partir de ses représentations et de sa connaissance plus ou moins directe. En d’autres termes, ce premier état des lieux construisait une image « négociée » des « réels de référence » de chacun. Le travail de coordination était crucial à la fois pour apporter de la matière aux réunions (entretiens auprès de nouvelles fermes, tests de questionnaires), faciliter les échanges mais aussi conserver une trace de chaque étape.

Ce que nous avons nommé prudemment le « cadre hypothétique de définition » des micro-fermes a pris forme progressivement faisant état de cinq objectifs, eux-mêmes définis par des « modalités ou manières d’atteindre les objectifs » (cf. figure 1 : « schéma du 01/12/2017 » cadrant les rubriques du formulaire d’auto-recensement et « schéma du 15/02/2019 »).

Ainsi, une ferme s’inscrivant plus ou moins dans les cinq objectifs déterminés par ce cadre peut être considérée comme faisant partie du monde social des micro-fermes. L’intérêt de ne pas fixer de critère structurel est de pouvoir « capter », par exemple, des fermes dont l’étendue spatiale est la conséquence d’une combinaison particulière d’activités et non « seulement » le fruit d’une représentation médiatique.

Figure 1 : Étapes d’évolution du cadre hypothétique de définition des micro-fermes : de la réunion de facilitation au cadre de définition adopté en fin de programme. Réalisation Toublant, 2024

Des résultats du recensement qui confirment la pertinence de l’approche constructiviste et attestent du succès méthodologique lié à l’insertion territoriale du programme de recherche-action

Grâce à la large diffusion[8] de l’appel à recensement, une part importante des agriculteurs et agricultrices de Gironde a été touchée. Les trois quarts des fermes auto-recensées se sont inscrites lors des premiers mois qui ont suivi la diffusion de l’appel. Au 1er juillet 2019, 85 fermes s’étaient enregistrées.  

Figure 2 : Localisation des 85 fermes recensées sur microagri.org (au 1er juillet 2019). Réalisation : Toublant, 2023. Sources : MicroAgri, INSEE : zonage urbain/rural défini par combinaison entre les densités communales et le zonage en aire d’attraction des villes.

L’analyse des données confirme l’hypothèse selon laquelle les micro-fermes forment un monde social qui ne se restreint pas : au maraîchage, à des limites structurelles et à une appartenance à l’espace urbain (cf. figure 2 ci-avant). Elle met aussi en évidence l’imbrication forte entre l’individu (responsable de sa ferme), le système de production et le territoire. Un outil de mise en forme des données, co-construit au sein des comités, permet de synthétiser en 2 pages l’ensemble des informations nécessaires à la compréhension de chaque ferme : profil des responsables, trajectoire, organisation spatiale, système d’activités et logiques de fonctionnement. Ces portraits ont été réalisés à partir d’entretiens semi-directifs associés à du « récit de vie ». Ils permettent de se rendre compte des différentes traductions spatiales des fonctionnements de chaque ferme. Elles dépendent des surfaces que les responsables des fermes dédient à tel ou tel atelier, de la combinaison entre ateliers, de l’accès au foncier, de la qualité agronomique des sols, de la proximité d’un bâti ou encore de la séparation des espaces dédiés aux différentes « sphères de vie », etc.

Conclusion

Lorsqu’une question sociale prend forme, il est normal (et plutôt sain) que plusieurs tentatives de définitions coexistent. Là où cela peut poser problème, c’est lorsque les définitions sont en coprésence et que leurs promoteurs ne dialoguent pas ou peu mais aussi lorsque la réalité est simplifiée à une seule définition.

Notre approche tente de palier ce risque. Toutefois, de la même manière que « définir » est un processus continu, « recenser » ne doit pas seulement être une « photographie ». L’outil de recensement doit être conçu à la fois en lien avec les territoires (la recherche-action doit rester au plus proche des réalités territoriales) mais aussi comme un processus qui rend compte des évolutions du monde social[9]. C’est cet état d’esprit qui a conduit la thèse prolongeant les travaux de MicroAgri à s’inscrire dans une perspective socio-anthropologique. Elle privilégie l’« immersion » à travers différentes « scènes d’observation »[10] qui permettent de multiplier et diversifier les sources de données. Nous pensons que cette approche constructiviste et territoriale peut inspirer de futurs travaux sur le vaste (et enthousiasmant !) champ de recherche que sont les micro-fermes.

Références bibliographiques :

Cefaï D., 2015, « Mondes sociaux. Enquête sur un héritage de l’écologie humaine à Chicago », SociologieS, [en ligne] url : < http://journals.openedition.org/sociologies/4921 > (consulté le 29/10/2023), In : Cefaï Daniel, Alexandra Bidet, Joan-Stavo-Debauge, Roberto Frega, Antoine Hennion et Cédric Terzi, Dossier (coord.) (2015), SociologieS, Dossier « Pragmatisme et sciences sociales : explorations, enquêtes, expérimentations ».

Daniel A.-C., 2018, « Les micro-fermes urbaines, de nouvelles fabriques agri-urbaines », VertigO, Hors-série n°31

Liu M., 1992, « Représentation de la recherche-action : définition, déroulement et résultats », Revue Internationale de Systémique, vol. 6, n° 4, p. 293-311 [en ligne] url : http://www.res-systemica.org/ris/vol-06/vol06-num-04/ris-vol06-num04-p293-311.pdf

Morel K., 2016, Viabilité des microfermes maraîchères biologiques. Une étude inductive combinant méthodes qualitatives et modélisation, Thèse de doctorat en Sciences agricoles, Université Paris-Saclay, INRA, AgroParisTech, 352 p. [en ligne] url : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01557495/document

Olivier de Sardan J.-P., 2017, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Academia-Bruylant, Louvain-La-Neuve, Belgique, 368 p.


[1] Programme de recherche-action financé par la Fondation de France et la Fondation Léa Nature (2017-2020).

[2] Nous pensons notamment à la thèse de Morel (2016) mais aussi aux travaux de Daniel (2018) et des scientifiques de l’équipe « Agricultures Urbaines » de l’UMR SAD – AgroParisTech – INRAE.

[3] Pour reprendre le vocabulaire d’Olivier de Sardan (2017, p.8) : « Même si le monde (ou ses « morceaux ») est au sens propre in-connaissable, en dernière instance opaque ou incertain, et philosophiquement inaccessible comme réalité externe, les sciences sociales reposent sur un pari : « malgré tout », le monde peut être l’objet d’une certaine connaissance raisonnée, partagée et communicable ».

[4] BSA : Bordeaux Sciences Agro

[5] MSA : Mutuelle Sociale Agricole

[6] OPA : Organisations Professionnelles Agricoles. Étaient représentées : la chambre d’agriculture départementale, l’association pour le développement de l’emploi agricole et rural, l’association Terre de Liens et le groupement d’agriculteurs biologiques du département.

[7] Dont les supports de capitalisation ont été notamment : un glossaire partagé et un dossier explicatif de la nomenclature du formulaire de recensement.

[8] La plateforme de recensement a été diffusée via les médias locaux et réseaux sociaux numériques, les membres des comités, les agenda 21 des mairies et une liste de près de 2000 contacts ciblés pour leur affinité avec des sujets connexes.

[9] « Suivi long terme » par collectes répétées, focus groupe, observations participantes, etc.

[10] Elles peuvent être vécues à travers différentes fonctions sociales que peut arborer le chercheur. Ce sont alors autant de « points d’observation » que le chercheur met à profit pour son « enquête ».

Pour citer cet article : 

TOUBLANT Damien, BANZO Mayté & DEL’HOMME Bernard, « Une approche constructiviste et territoriale pour développer la connaissance et la reconnaissance des micro-fermes. Exemple du programme de recherche-action MicroAgri en Gironde », 1 | 2024 – Recherches-actions participatives, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/02/04/une-approche-constructiviste-et-territoriale-pour-developper-la-connaissance-et-la-reconnaissance-des-micro-fermes-exemple-du-programme-de-recherche-action-microagri-en-gironde/