Reproductibilité et transférabilité de la recherche-action participative, une équation possible ?

Reproducibility and transferability of participatory action research: a possible equation?

Guillaume Duranel
〉Maître de conférences en Architecture
〉ENSA Normandie
〉LET-LAVUE

〉guillaumeduranel@gmail.com 〉

Emmanuelle Faure
〉Maîtresse de conférences en Géographie
〉Université Paris Est Créteil
〉Lab’URBA

〉emmanuelle.faure@u-pec.fr 〉

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A partir de la définition de la proximité donnée par Nicolas Lebrun pour Géoconfluences en tant que  « configuration spatiale dans laquelle la distance est suffisamment réduite pour que des effets, des usages et des pratiques spécifiques se développent, qui n’existent plus dans des situations où la distance vient à croître » (Lebrun, 2022), ce numéro fait l’hypothèse que les démarches de recherche-action participative, en jouant sur différents rapports de proximités (spatiale, temporel et sociale) des chercheur.es avec le terrain, produisent des conditions inédites de fabrication de connaissances.

La recherche-action participative s’appuie sur un collectif original, ancré dans un territoire. Elle implique également une dimension réflexive et itérative à des pas de temps plus ou moins grands. Si une problématique de base est posée, les thématiques, questions de recherche et hypothèses d’un tel processus de recherche ont vocation à évoluer, émerger du terrain au fur et à mesure du projet. De la même façon, les méthodologies employées, comme les manières de traiter et d’analyser les données, puis de restituer les résultats, sont le fruit d’un collectif qui s’ancre dans un terrain/territoire particulier.

Lors du congrès de l’Union Géographique Internationale (UGI) qui s’est tenu à Paris à l’été 2022, une session portant sur les enjeux méthodologiques et épistémologiques propres aux démarches de recherche-action participative a été organisée[1]. En abordant des cas concrets, les auteur.trices se sont alors questionné.es sur la possibilité de reproduire ces démarches de recherche, voire de les transférer vers d’autres territoires. Ce premier numéro de la revue GéoProximitéS s’inscrit dans la continuité de cette session, et propose un espace pour approfondir ces questions. Il aborde la notion de la proximité du chercheur avec le terrain de deux façons. 

Premièrement, du point du vue du rapport du chercheur au terrain d’enquête, nous pouvons nous interroger sur ce que la proximité du/de la chercheur.e avec le terrain lui permet et qu’est-ce qu’elle lui coûte ? En engageant des recherches-action participatives, le/la chercheur.e s’engage aussi personnellement, pourquoi et pour qui s’engage-t-il ou elle ? Quel rapport à l’action et à la transformation du réel entretient-il ou elle ? Quel degré de co-recherche est visé et quel appareillage méthodologique mettre en œuvre pour y parvenir ? Comment apprend-t-on à prendre part à des recherches-action participatives ? Quels savoir être et compétences semblent nécessaires à celui ou celle qui s’engage dans de telles démarches ?

Deuxièmement, du point de vue des connaissances produites : sont-elles uniquement spécifiques au terrain où elles ont émergé ou peut-on, et faut-il, essayer de monter en généralité au risque de perdre l’ancrage local propre à de telles démarches ? Leur intérêt ne réside-t-il pas d’ailleurs dans leurs conditions de fabrication susceptible de faciliter leur circulation voir d’avoir un effet sur le terrain lui-même ? Ces conditions d’émergence ne deviennent-elles pas elles même des apprentissages qui peuvent circuler ? Nous pouvons également nous questionner sur le rôle social de ces démarches de recherche. Pourquoi, et comment, un groupe de citoyen.nes se mobilise-t-il ? Quel rapport entre savoir et au pouvoir se joue alors ?

Un numéro en tour d’horizon : une diversité des terrains de recherche

Ce numéro propose plusieurs retours d’expériences issue de terrains variés : quartiers alter-formels en Colombie (Dréau), « espaces naturels de loisir informel » au Canada (Miaux et al.), petites et moyennes villes françaises (Brouard-Sala et Bergel), quartiers populaires en Belgique (Schaut et Damay), micro-fermes en Gironde (Toublant et al.)… Les degrés de co-construction de la recherche, comme leurs objectifs, sont aussi divers. Or, nous postulons que c’est par un tour d’horizon de recherche aux espaces (physiques comme théoriques et épistémiques) que ce numéro permet un premier dialogue entre des situations où les chercheur.es travaillent longuement au contact des personnes enquêtées. Cela nous permet d’esquisser des premiers points communs entre ces approches : des démarches pluridisciplinaires assumant un certain “bricolage méthodologique” (expression récurrente dans les papiers ici rassemblés, nous y reviendrons), une forte réflexivité des groupes de recherche qui permettent d’esquisser une rétroaction du terrain sur le/la chercheur.e, un questionnement constant des rapports de domination où la coproduction de connaissances peu devenir un moyen d’émancipation et de justice sociale (Le Roulley). 

Une variété de disciplines qui traitent de l’espace de façon indisciplinée

Instruire la question de la recherche-action participative à l’aulne de la notion de proximité a principalement attiré des contributions issues d’approches territorialisées : de la géographie à l’architecture en passant par l’urbanisme et l’aménagement du territoire, ou encore par les approches multi-agents des sciences économiques (Edman). Cet angle thématique par l’espace (probablement lié à l’ancrage disciplinaire des deux personnes en charges de la coordination de ce numéro, la géographie et l’architecture) permet d’explorer les imbrications entre production de savoirs et action d’aménagement[2]. Il permet également de mobiliser les démarches issues des sciences participatives qui se développent largement dans les questions d’aménagement du territoire (Charles, 2023).

En revanche, par leur capacité à prendre en compte la complexité des terrains rencontrées, nous notons que toutes les contributions de ce numéro sont profondément pluridisciplinaires. Elles mobilisent largement des éléments de différentes sciences sociales, de l’anthropologie, de la sociologie, de la géographie… Les expériences relatées dans ce numéro font également état d’une véritable inventivité méthodologique, d’expérimentation de nouveaux outils, et de la capacité des chercheur.es qui s’engagent dans ces démarches à exposer les limites de leurs expériences autant, voire davantage, que les réussites. Les contributions ici rassemblées illustrent ainsi combien la proximité du chercheur.e à un terrain semble faciliter le décloisonnement pluridisciplinaire, et pousser à une certaine agilité méthodologique comme à sa constante remise en question et évolution. 

La mobilisation d’autre savoirs, d’autres positionnements, parfois en dehors des strictes frontières scientifiques traversent également un certain nombre de papiers ici rassemblés. L’art, la médiation par l’objet graphique, le jeu ou encore l’artisanat ou la construction sont en effet mobilisé par les chercheur.es comme outils de communication avec et dans leur terrain (Sébastien et Cavé), mais aussi comme outils de récoltes des données sur et avec ce terrain. C’est ainsi que l’audiovisuel est mobilisé par Maëlle Banton et ses collègues pour dépasser les freins à la participation dans le cadre d’un processus de concertation citoyenne en projets d’aménagement. Elias Ganivet et ses co-auteur.es proposent quant à eux/elles un outil qui, à l’intersection des fresques (du climat) et d’un jeu de carte, permet d’engager un dialogue entre différents points de vue, d’initier des discussions concernant les enjeux de l’eau sur un territoire et d’identifier des leviers d’actions concrètes. 

Des recherches qui fabrique du terrain autant que ses chercheur.es ?

Plusieurs articles (dont deux des articles longs) de ce numéro sont issus de travaux de thèses récemment soutenus ou en cours (Donguy, Dréau, Bechla). En exposant les opportunités qu’offrent ces démarches de recherche, ces contributions nous instruisent sur les coulisses de ces recherches. Donguy et Dréau démontrent par exemple la capacité des chercheuses à faire émerger des conditions de recherche dans des situations d’interactions sociales ininterrompues par leur présence. Leur présence et participation sur le temps long leur permet en effet de fabriquer des terrains inédits de recherche, de les analyser in situ, tout en s’interrogeant sur le caractère parfois ambigu – tout du moins complexe – de leur double positionnement d’actrice-observatrice. Les autrices y assument en effet les difficultés et les ambiguïtés de positionnement par rapport aux terrains enquêtés, défis qui nourrissent une réflexion sur leur posture (hybride dans les deux cas). Le rapport entre sujet cherchant et terrain devient ainsi un enjeu épistémologique fondamental dans le cas de l’article de Léa Donguy au point de questionner la notion de terrain en géographie. L’engagement dans le terrain devient une condition essentielle à la réalisation de la recherche en géographie. Pareillement la notion d’engagement constitue une spécificité du travail de Victorine Dréau qui se positionne autant en tant que chercheuse qu’architecte engagée dans une pratique localisée à visée transformatrice et émancipatrice.

Dans ces deux articles, nous constatons que le terrain de recherche produit une action sur la recherche, mais aussi sur les chercheuses qui doivent s’y positionner et y prendre part, en sommes à apprendre à mettre en danger leur neutralité pour être engagées dans l’action. Les autrices mobilisent ainsi un appareillage de savoir être qui nous apparait essentiel à valoriser comme des apprentissages de la recherche-action participative. A cet égard, nous pouvons souligner l’apport de l’article d’Isabelle Genyk et Elise Macaire sur des expériences pédagogiques. Nous constatons que l’expérience de terrain, et l’apprentissage au contact de l’autre devient un réel enjeu pédagogique, qu’il revient d’analyser pour mieux transmettre. Ce texte nous invite en effet à réfléchir aux savoir être nécessaires à la mise en œuvre de telles démarches de recherche et aux enjeux et défis d’enseigner, de transmettre, ce qui semblerait n’être qu’appréhendable par l’expérience vécue. C’est justement sur cette nécessité de vivre, de se confronter soi-même au terrain et ses acteur.trices, que les autrices engagent à (re)penser l’enseignement de la démarche recherche-action participative. Elles nous font ici part d’une expérience pédagogique originale à la fois ancrée spatialement et temporellement dans leurs pratiques d’enseignantes.

Une recherche en quête de légitimité ?

Nous l’évoquions au début de ce texte, il est frappant de constater combien l’expression “bricolage méthodologique” est récurrente dans les textes ici rassemblés. Puisque cette répétition n’est ni un effet de style ni une consigne aux auteur.trices, elle nous apparait comme révélatrice d’un autre trait commun de ces travaux : une intense réflexivité, voire, peut-être, une remise en question et une recherche de légitimité. 

Les réflexions sur les conditions, méthodes ou épistémologies de la comparaison sont nombreuses et anciennes en géographie. La discipline, comme d’autres en sciences sociales, prend également part aux récents débats et travaux, qui, dans un contexte que certain·es nomment la “crise de la reproductibilité”, développent une réflexion sur les modalités de reproductibilité ou de réplicabilité de la recherche (Pumain, 2005 ; Sanders, 2012 ; Rey-Coyrehourcq et al., 2017). Cependant, peu interrogent la question de la reproductibilité et transférabilité d’une démarche aussi ancrée dans un territoire donné telle qu’une recherche-action participative. La difficulté inhérente au positionnement au sein de ce type de recherche semble marquée les expériences de recherche _ les réflexions ici développés par Simon Le Roulley le montrent bien jusqu’à peut-être, pousser les auteur.trices à minimiser la solidité de leurs méthodes et outils méthodologiques. Si les épistémologies évoluent, c’est pourtant bien parce que certain.es prennent le risque de “bricoler”, de se placer dans des rôles et terrains peu balisés et ce dans le but de fabriquer collectivement de la connaissance.  Si ce numéro se veut avant tout un espace de diffusion de connaissances de qualité, il se veut aussi un humble espace de légitimation d’une recherche-action participative rigoureuse, stimulante et émancipatrice.

Le rôle social de la recherche-action participative

L’article d’Isabelle Genyk et d’Elise Macaire partage avec l’article de Quentin Bouard-Sala et Pierre Bergel le constat que les démarches de recherche-action participative peuvent contribuer à la production de connaissances et d’expertises dans des territoires dépourvus d’ingénieries territoriales identifiées comme telles. En abordant le cas de petites et moyennes villes, ces deux contributions se questionnent sur les effets des recherches sur les terrains où elles opèrent, et sur la posture du cherche dans ces situations d’action. En distinguant commande et demande, Léa Donguy explore également l’équilibre fragile entre une recherche qui répond à une attente sociale, principalement issu de groupes sociaux marginalisés, et une recherche qui abonde une commande politique qui risquerait de justifier des processus de domination. 

Il semble se jouer ici un enjeu particulièrement saillant pour les chercheurs qui s’engagent dans des recherches-action participatives qui déploient une certaine ingéniosité pour déjouer le risque de l’instrumentalisation ou de la reproduction des schémas de domination. Nous constatons que ces démarches y parviennent lorsqu’elles ont une complète conscience de ce risque, voire qu’elles s’engagent explicitement dans un processus d’émancipation par la fabrication et la mise en circulation de savoirs produits par et pour des groupes marginaux. Cela est particulièrement illustré dans l’article de Victorine Dréau ou bien de Ludivine Damay et Christine Schaut qui font l’hypothèse que la recherche-action participative peut participer à des démarche d’empowerment et de justice sociale. L’article de Ludivine Damay et Christine Schaut insiste particulièrement sur le risque de la position du chercheur qui peut être perçu comme dominante et produire des distances sociales alors que l’enjeu est de fabriquer une proximité et constituer un collectif de co-chercheurs. Ce texte insiste sur l’intérêt du temps long de la recherche pour que s’installe les relations de confiances nécessaires à de telle démarche. Il nous propose aussi de réfléchir à la précarité de démarches de recherche financées par projet, rendant difficile la pérennisation des collectifs de co-chercheurs. 

Références bibliographiques :

Carriou C., Manola T., Tribou S., 2022. « Savoirs et expertises renouvelés » Cahiers Ramau n°11, Edition de la Villette, 252p.

Chapel E., 2010. L’œil raisonné, l’invention de l’urbanisme par la carte, MetisPresses, 256 p.

Charles S.,  2023. L’élu le citoyen et l’architecte – le projet urbain participatif, Le bord de l’eau, 316 p.

Eyal G., 2019. The crisis of expertise, Polity, 208 p.

Lebrun N, 2002. «Proximité » définition du glossaire, Géoconfluences, https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/proximite

Pumain D., 2005. « Cumulativité des connaissances », Revue européenne des sciences sociales. European Journalof Social Sciences, XLIII(131), pp. 5-12 

Rey-Coyrehourcq S., Cura R., Nuninger L., Gravier J., Nahassia L. et al., 2017. « Vers une recherche reproductible dans un cadre interdisciplinaire : enjeux et propositions pour le transfert du cadre conceptuel et la réplication des modèles ». in Sanders L. Peupler la terre. De la préhistoire à l’ère des métropoles, Presses universitaires François Rabelais, Villes et Territoires, pp. 409-434.

Sanders L., 2012. « Regards scientifiques croisés sur la hiérarchie des systèmes de peuplement : de l’empirie aux systèmes complexes », Région et Développement, 36-2012, pp. 127-146.    


[1] Session A101607EF/A101607EF intitulée « Reproductibilité et transférabilité de la recherche-action participative en géographie, une équation possible ? » présidée par Corinne Luxembourg et Emmanuelle Faure, UGI, 18-22 juillet 2022, Paris.

[2] La construction historique des disciplines de l’aménagement montre une volonté de déployer des démarches objectivantes produite dans le but d’agir sur les territoires (Chapel, 2010). 

Pour citer cet article : 

DURANEL Guillaume & FAURE Emmanuelle, « Reproductibilité et transférabilité de la recherche-action participative, une équation possible ? », 1 | 2024 – Recherches-actions participatives, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2024/02/13/reproductibilite-et-transferabilite-de-la-recherche-action-participative-une-equation-possible/