La proximité comme prisme d’analyse des transformations urbaines à Mayotte : une étude des perceptions et de l’acceptabilité sociale de la densité

Proximity as a prism for analyzing urban transformations in Mayotte: a study of perceptions and social acceptability of density

Esteban Ris
〉Chargé d’opération urbaine à l’EPFAM nseignant-chercheur contractuel en géographie
〉Titulaire d’un M2 en Géographie Sociale à l’Université Lyon 3

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Présentation :

Quel est votre parcours de chercheur ?

Titulaire d’un master en Géographie sociale, mention Développement local et Aménagement, j’ai pu contribuer à diverses études exploratoires sur les pratiques et perceptions urbaines (Quartier de la Guillotière, Carré de Soie…). Je suis actuellement chargé d’opérations urbaines au sein de l’Établissement public foncier et d’aménagement de Mayotte (EPFAM), un opérateur d’aménagement urbain et rural qui collabore avec les collectivités locales et les maîtres d’ouvrage publics pour contribuer au développement du territoire mahorais. À l’issue de cette expérience opérationnelle, j’aspire à opérer un recul réflexif sur les politiques publiques d’aménagement et à réaliser une thèse centrée sur la diffusion, la standardisation et l’instrumentalisation du référentiel Ville Durable en contextes mahorais et ultramarins.

Parlez-nous de l’intérêt de votre recherche actuelle ?

Mon enquête actuelle se focalise sur les perceptions et l’acceptabilité sociale de la densité urbaine à Mayotte. Cette thématique s’inscrit dans un spectre plus large de défis sociaux, urbains et fonciers qui parcourent ce département. Ce travail multidisciplinaire et exploratoire, réalisé dans le cadre d’un stage de Master 2, a été co-dirigé par l’EPFAM et l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Il vise une analyse qualitative approfondie des modes d’habiter et des pratiques résidentielles au sein d’un territoire et par des populations souvent marginalisé·es.

Quel est votre atout créatif en tant que chercheur ?

Je m’emploie à combler le déficit de données qualitatives récentes concernant les modes de vie à Mayotte. Pour ce faire, j’ai recours à l’Entretien Semi-Directif à Accompagnement d’Images (ESDAI), théorisé par M. Vivière (2015) au cours de sa thèse de sociologie. Ce procédé permet d’aller au-delà des paramètres techniques de la densité, pour solliciter, à partir de supports photographiques, des notions plus sensibles telles que les ambiances urbaines, l’urbanité, et le rapport social à l’architecture. Mon analyse suggère une démarche d’urbanisme sensible exploratoire, visant une planification adaptative des dynamiques informelles et spontanées.

Contribution :

Résumé :

L’article examine les conceptions de la proximité dans le cadre des initiatives de densification résidentielle à Mayotte. Fruit d’une recherche en Géographie sociale de Master 2, co-dirigée par l’EPFAM et l’IRD, notre étude mobilise une méthodologie hybride, conjuguant entretiens semi-directifs et photo-élicitation. Nous discernons trois paradigmes discursifs – « Permanence », « Intégration », et « Hybridation » – qui dévoilent des conceptions plurielles de l’interaction entre densité, proximité et urbanité. Cette analyse éclaire de façon nuancée les dynamiques urbaines actuelles, en sondant à la fois les stratégies résidentielles mahoraises et les pratiques des acteurs de l’aménagement. Les représentations socio-spatiales ainsi dégagées mettent en relief des tensions dialectiques émergentes – oscillant entre tradition et modernité, planifié et spontané, individuel et collectif – que nous aspirons à dépasser.

Introduction :

Les pratiques résidentielles à Mayotte s’inscrivent dans une dynamique de mutation, marquée par le transfert de référentiels normatifs métropolitains en matière d’habiter (Léobal, 2021). Devenue département français en 2011, cette île de l’océan Indien est le théâtre de clivages sociaux, exacerbés par une standardisation du développement urbain (Colombier et al., 2017). La densification urbaine y est envisagée comme un levier de normalisation territoriale, en particulier dans un contexte de croissance démographique soutenue. Néanmoins, cette densification est souvent perçue en Outre-mer comme une rupture avec les pratiques spatiales existantes, essentiellement centrées sur la proximité sociale et la vie collective en extérieur (Richter, 2005). L’antagonisme entre l’attachement au quartier vernaculaire et la méfiance envers les nouveaux quartiers urbains est palpable, ces derniers étant synonymes d’anonymat et d’acculturation (Junot & Praene, 2021). S’appuyant sur une méthodologie qualitative affinée par Vivière (2015), l’Entretien Semi-Directif à Accompagnement d’Images (ESDAI), le présent article explore les complexités inhérentes aux représentations de la densité. Il catégorise ces perceptions en trois paradigmes discursifs, mettant en lumière les paradoxes et tensions entre les modes d’habiter traditionnels et les logiques d’aménagement contemporaines, tout en sondant leur incidence sur les rapports de proximité et l’appropriation des espaces communs.

La proximité sociale à Mayotte : une dimension culturelle et historique

À Mayotte, la proximité n’est pas qu’un facteur spatial mais un indicateur multidimensionnel inscrit dans un continuum culturel et historique, orchestrant les dynamiques interpersonnelles, sociales et politiques. La « communauté familiale » s’étend au-delà de la famille nucléaire pour englober les voisin·es et membres du village, soit des « individus animés par un destin commun » (Richter, 2005). La proximité, dès lors, outrepasse les frontières physiques pour investir les espaces symboliques et relationnels (Lévy, 2013).  Cet ancrage est consolidé par un fort sentiment d’appropriation du foncier familial et d’affiliation villageoise (Baronnet, 2019). Le village, émanant du groupe de filiation – désigné comme mraba, « ceux qui ont un ancêtre commun » (Blanchy, 1990) –, s’établit en tant que cadre référentiel pour la gouvernance tant publique que privée, notamment l’attribution foncière régulée par les familles (Remou, 2018). Le village mahorais agit comme la matrice des liens sociaux et des modalités de cohabitation intergénérationnelle au sein d’une même unité résidentielle, ainsi que des dynamiques de production du logement. À cet égard, l’acquisition et l’aménagement du terrain se matérialisent via le chicoa[1], tandis que les travaux constructifs relèvent du musada[2]. Les quartiers spontanés, fruits d’initiatives populaires et d’autoconstruction, perpétuent une « forte identité locale » (Tsimanda, 2023), articulée autour de liens sociaux étroits, d’une solidarité mutuelle, et d’échanges de services fondés sur les notions de dette et de réciprocité (Richter, 2005).

Standardisation de l’habiter et effets sur les rapports de proximité

Figure 1 : Ventes informelles et (ré)appropriation de l’espace public à Mtsapéré, Mamoudzou (Source : F. Maire & E. Ris (auteur), le 29/10/2023


Depuis les études antropologiques des années 1970-1990, une homogénéisation des pratiques résidentielles (Richter, 2005) et un « amoindrissement des solidarités communautaires se [font] ressentir » (Baronnet et al., 2020). Les directives en matière de logement post-2000 ont favorisé le développement de l’offre locative, la réplication de formes urbaines exogènes (Remou, 2018) et la diffusion d’équipements « occidentalisés » (Richter, 2005). Un responsable de la DEALM affirme que l’on « propose aujourd’hui des structures de logement qui ont été réfléchies à 10 000 bornes » (Ris, 2023)L’urbanisation débridée, qu’elle soit spontanée ou planifiée, ainsi que le comblement total des espaces non-bâtis, ont pour effet une dilution de la proximité. Ce phénomène compromet la formation et le maintien d’espaces communs, restreint les possibilités d’interaction sociale et incite au repli sur la sphère privée (Junot & Praene, 2021). Selon Richter (2005), il n’existe déjà plus de place publique pour discuter collectivement de la vie de la cité.

Toutefois, cette densification a engendré des modalités inédites de proximité, manifestées par des appropriations spontanées d’interstices urbains (Grisot, 2015). Les habitants réinvestissent ces espaces – trottoirs, coursives, dents creuses – en tant que zones de rassemblement spontané et d’interaction sociale. Ces réappropriations s’interprètent comme une forme compensatoire de proximité sociale et une réponse adaptative aux contraintes de la densification (Hoareau, 2013).

Perceptions de la densité : entre conflits et adaptations

La densification confère à la proximité une ambivalence. Elle est vectrice d’opportunités de socialisation, particulièrement dans un milieu socioculturel mahorais privilégiant la vie extérieure, mais peut aussi induire un sentiment « d’étouffement » en référence au cadre de vie. Ce dualisme résulte de pratiques et représentations différenciées, issues de l’entrelacement de facteurs tels que l’expérience (ou non) extraterritoriale, les mobilités quotidiennes, l’attachement symbolique à la propriété individuelle ou le sentiment d’urbanité (Vivière, 2015).

  1. La « permanence »

Pour une frange de la population mahoraise, la densité est décriée pour les valeurs qu’elle porte. Elle est assimilée à une perte de repères, une érosion de la communauté et un éclatement des structures familiales. Ces discours illustrent une aspiration à la conservation des valeurs traditionnelles et une aversion face aux mutations urbaines associées à la modernisation.

2. L’ « Intégration »

Cette catégorie discursive propose une adaptation aux mutations des modes de vie engendrés par l’urbanisation. Elle vise à concilier l’attachement au « village mahorais » avec les arbitrages liés au cadre de vie dans les centres urbains. La planification proposée priorise des espaces résidentiels de dimension modérée, offrant un équilibre entre intimité et vie communautaire.

3. L’ « Hybridation »

Cette dernière catégorie prône une intensité urbaine à même de fournir des services et des aménités accessibles. Le dynamisme économique et les relations sociales y sont valorisés comme compensant les désagréments de la promiscuité. L’habitat collectif est accepté jusqu’à un certain niveau et la proximité sociale et fonctionnelle est mise en avant. La cohabitation intergénérationnelle et les socialités communautaires sont considérées comme des contraintes.

Chacune de ces catégories de discours éclaire différemment la complexité de la relation entre densification résidentielle et proximité sociale à Mayotte.

Conclusion :

L’article révèle que la densification à Mayotte catalyse des proximités sociales et spatiales inédites, ne pouvant être appréhendées qu’à travers les prismes sensibles, fonctionnels et sociaux qui conditionnent les pratiques résidentielles (Vivière, 2015). Ces réarticulations de la proximité, reflets d’une aspiration à la sociabilité, la mixité fonctionnelle et à un bien-être urbain, interrogent les politiques publiques d’aménagement. Il apparaît nécessaire d’encourager des compromis résidentiels nuancés, se focalisant sur la structuration d’espaces communs potentiellement vecteurs d’urbanité compacte. Des cas de « densification douce » en Guyane ont été effectués, permettant de préserver les pratiques socioculturelles tout en garantissant une adaptabilité à long terme (Colombier et al., 2017). Des initiatives similaires à Mayotte visent la conception de logements collectifs adaptés aux usages locaux, notamment par la segmentation des résidences en unités plus restreintes et la création d’espaces partagés (Tessier et al., 2021). Ainsi, la proximité se révèle un levier pour l’émergence de paradigmes urbains alternatifs, répondant aux exigences sociales et spatiales d’un territoire ultramarin en pleine transformation.

Bibliographie

Baronnet J., 2019. « Les figures du mal-logement dans les Outre-mer (I). Les oubliés de l’action publique ». Recherche sociale, n°232, pp.4-119. 

Baronnet J., Lehrmann J. & Van Hille J., 2020. « Les figures du mal-logement dans les Outre-mer (II) : Mayotte, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie ». Recherche sociale, n°233, pp.6-105. 

Blanchy S., 1990. La vie quotidienne à Mayotte. Paris : L’Harmattan.

Colombier R., Deluc, B. Rachmuhl, V., & Piantoni, C., 2017. « Relever le défi de l’habitat spontané en Guyane ». Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], n°36, publié le 28 avril 2022, consulté le 14 mars 2023.

Colombier R. & Julien J., 2017. « Urbanisation informelle : l’urgence d’innover et de diversifier les politiques publiques en Outre-mer ». Revue Habitat et Francophonie [En ligne], publié le 01 décembre 2021, consulté le 16 juin 2023.

Grisot S., 2015. « Mayotte : cachez ce bidonville que je ne saurais voir », Revue Projet, mis en ligne le 9 octobre 2015, consulté le 05 avril 2023.

Hoareau S., 2013. De la perception de l’espace dans les quartiers à la prospective territoriale : analyse de l’urbanisation à la Réunion. Thèse de doctorat. Géographie. Université de la Réunion.

Junot A. & Praene J.-P. , 2021. « Quelles représentations du quartier idéal à La Réunion ? Une réflexion sur les modes d’habiter et la qualité de vie comme indicateurs de la durabilité urbaine », Développement durable et territoires [En ligne], vol. 12, n°2, mis en ligne le 10 novembre 2021. 

Léobal C., 2021. « Du béton sous les tropiques. Les politiques de logement dans les départements et régions d’Outre-mer. » Écologie & politique, vol. 63, n°2, pp.43‑56.

Lévy J., 2013, « Liens faibles, choix forts : les urbains et l’urbanité », La Vie des idées [En ligne], mis en ligne le 29 mai 2013.

Remou C. & Yengué J.-L., 2018. « Les nouveaux paysages urbains à Mayotte : L’exemple de la rénovation urbaine de M’Gombani ». Carnets de Recherches de l’océan Indien, n°1, pp.132-143.

Richter M., 2005. Quel habitat pour Mayotte ? Architecture et mode de vie. Coll. « Villes et Entreprises ». Paris : L’Harmattan.

Ris E. 2023. « Construire la ville mahoraise dense, durable et désirable » : La densité, pierre d’achoppement majeure entre la population et les acteurs de l’aménagement ?. Mémoire de master. Géographie sociale. Université de Lyon.

Tessier D., Jodry J.-F., Soria J., 2021. Étude sur les usages et l’architecture des logements sociaux sur le territoire de la CADEMA. Rapport d’étude.

Tsimanda F. I., 2023. « Migrer pour un bidonville. La vulnérabilité socio-économique des migrants comoriens à Mayotte », Géoconfluences, mis en ligne le 27 janvier 2023,    consulté le 05 avril 2023.

Vivière M., 2015. Les représentations sociales de la densité dans l’habitat : vers une   faubourisation métropolitaine : « Fabrication, appropriation, territorialisation ». Thèse de Doctorat. Sociologie. Université de Bordeaux.


[1] Système de tontine dans lequel un groupe de personnes verse une somme d’argent tous les mois. Chaque participant encaisse tour à tour la totalité de la somme récoltée, ce qui constitue une sorte de banque solidaire qui se base sur l’entraide pour construire ou équiper sa maison.

[2] Le musada englobe différentes formes d’entraide, de coopération et de solidarité au sein de la communauté, telles que la construction de la maison par les parents de la mariée, l’aide à la construction des maisons des voisins ou la participation collective aux fêtes locales.