Contextualization of the proximity level: the case of a geography subject in the recruitment competition for primary school teachers (France)
Xavier Leroux
〉Professeur des écoles, académie de Lille
〉Docteur en géographie
〉ULR 4354 Théodile-CIREL, Université de Lille
〉xavleroux@gmail.com
〉Article long 〉
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Résumé : A partir d’un exemple de sujet de géographie tombé au concours de recrutement de professeur des écoles, l’article s’interroge sur la question de la contextualisation de l’échelle de la proximité. Il présente le champ théorique associé et les résultats d’une investigation croisant quatre sources : le rapport du jury de l’épreuve, les corrections possibles de ce sujet par des ouvrages de préparation au concours, le regard d’enseignants en activité, le témoignage d’un formateur disciplinaire.
Mots-clés : contextualisation – échelle locale – concours de recrutement – enseignement primaire – didactique de la géographie
Abstract: Based on an example of a geography subject in the competitive examination for school teachers, this article examines the issue of contextualising the scale of proximity. It presents the associated theoretical field and the results of an investigation based on four sources: the report of the examination panel, possible corrections to the subject in books preparing for the examination, the views of practising teachers and the testimony of a subject teacher.
Keywords: contextualisation – local scale – recruitment exam – primary education – geography didactics
Introduction
Dans le cadre de l’enseignement de la géographie, il est admis que l’échelle locale est particulière, ne s’étudiant pas comme « n’importe quel ailleurs » (Vergnolle, Frézal & Gaujal, 2017) et qu’elle s’avère au moins « aussi complexe à décoder que les autres échelles » (Clerc et Roumégous, 2008). Cette échelle de la proximité fait partie intégrante des cursus d’enseignement notamment à l’école primaire et ses particularismes ont fait l’objet de diverses recherches, notamment très récemment en direction de la didactique de la discipline dans le premier degré (Filâtre, 2021).
Si elle est donc amenée à être enseignée auprès des élèves, cette question du local apparait logiquement aussi dans le cadre de la formation des professeurs des écoles et se retrouve, parfois, dans les sujets qui peuvent tomber au concours de recrutement.
Lors de l’édition 2022 du CRPE, un sujet axé sur l’échelle locale portant sur la « découverte du quartier » au cycle 2 a été proposé aux candidats. Il n’aurait sans doute pas attiré mon attention outre mesure si celui-ci n’avait pas pris en exemple des productions d’élèves réalisées dans l’académie de Lille alors même qu’il s’adressait à des candidats polynésiens[1]. Pourtant, le sujet d’histoire associé de cette même édition était quant à lui contextualisé sur la Polynésie (« Wallis, Bougainville et Cook »). Et en 2023, le sujet de géographie était contextualisé sur la Polynésie (« Consommer en Polynésie française »), le sujet d’histoire associé étant lui aussi toujours contextualisé sur la Polynésie française (« Une société polynésienne transformée »).
Au-delà du pourquoi d’un tel choix, il est possible de se demander comment un public de tel contexte géographique appréhendera une situation issue d’un autre contexte géographique ? Et c’est bien parce qu’il s’agit d’une échelle de proximité que la question est aigüe. Que peuvent évoquer les termes « d’environnement proche », « d’espace familier », de « quartier » lorsque les images qu’on en donne sont très éloignées des réalités d’exercice ? Ainsi, on peut se poser cette triple question : Est-ce que cette différence de contexte entre les productions présentées dans le sujet et l’environnement des candidats devant les analyser peut constituer un frein ? Ou, au contraire, un levier ? Voire même, ne pas influer spécialement puisqu’il apparait possible de satisfaire aux deux questions visant à « Repérer les compétences mobilisées pour réaliser les productions » et à proposer des façons de « Prolonger ce travail » sans finalement référer explicitement aux productions des élèves ?
Après avoir présenté quelques éléments théoriques relatifs aux notions d’adaptation et de contextualisation des savoirs et des programmes dans le cadre de l’échelon spatial de la proximité et de la façon dont cet échelon peut être abordé dans le cadre de la didactique de la discipline, je présenterai le protocole et les résultats d’une investigation visant quatre sources complémentaires : le rapport du jury du Vice-Rectorat de l’académie de Polynésie Française ayant eu à analyser les copies concernées par ce sujet, des ouvrages de préparation au CRPE ayant proposé une correction de ce sujet, des retours de professeurs des écoles à qui j’ai demandé de se « remettre dans la peau » d’un prétendant au concours qui aurait eu à plancher sur ce sujet, le regard d’un ancien formateur disciplinaire.
1 . Adaptation, contextualisation et échelon local
Si l’on peut admettre que nous étudions tous le même Monde, la même Europe, la même France dans un contexte national français, les choses se corsent lorsque nous descendons vers des échelons spatialement inférieurs, régionaux, départementaux et, de manière plus exacerbée, locaux. Quoi de commun en effet entre un hypercentre dense, une banlieue périurbaine, un territoire rural profond ou une zone touristique ? Qu’en est-il également lorsque l’on accentue encore les choses en appuyant sur la composition particulière de notre Etat comportant un territoire métropolitain et des zones ultramarines ?
Des travaux sur la question de la contextualisation des savoirs, notamment de l’échelle locale, ont été réalisés par des géographes et des didacticiens et portent sur la Nouvelle Calédonie (Touitou, Lefort & Ferrière, 2020), la Guadeloupe (De Lacaze, 2015), La Réunion (Genevois & Fageol, 2022) ou encore Mayotte (Charpentier, 2022).
Précisons d’abord que le terme contextualisation, en plus d’être dynamique, peut se révéler être multi-niveaux. Certains auteurs distinguent trois niveaux : celui de la situation d’apprentissage en elle-même ; celui des conditions d’enseignement (cadre spatial, temporel et administratif) ; celui des spécificités territoriales qui peuvent être reconnues à l’image des langues par exemple (Delcroix, Forissier & Anciaux, 2014). Philippe Charpentier y voit : celui de la prise en compte d’une explication différente d’un phénomène physique observé par rapport au lieu de son observation ; celui des réalités économiques, sociales et culturelles des populations enseignées pour y adapter les conditions de l’enseignement ; celui des contenus d’enseignement en eux-mêmes pour que ceux-ci soient en accord avec les réalités culturelles de populations (Charpentier, 2022). Pour un contenu d’enseignement en géographie à cette échelle locale, c’est surtout le troisième niveau de chacun des triptyques qui m’intéressera, celui des spécificités territoriales, des réalités des populations.
Mais en quoi cela peut-il consister ? Il est possible de jouer sur les manuels en adaptant les contenus : une production éditoriale partagée entre éditeurs nationaux et locaux existe (De Lacaze, 2015) mais si des manuels ont cours, rien ne dit qu’ils sont en usage et surtout s’ils permettent d’impliquer davantage les élèves (Touitou, Lefort & Ferrière, 2020). Il est possible également de jouer sur la formation des enseignants : le master MEEF de l’INSPE de Mayotte propose, par exemple, de développer la contextualisation comme une compétence professionnelle autour d’un module dédié (Salone, 2019). D’après la maquette du master équivalent visible sur le site [2] de l’INSPE de Polynésie, l’équivalent ne semble pas exister là-bas.
Il est possible aussi d’influer sur les programmes scolaires. Si les programmes sont nationaux, qu’en est-il de leur réception dans des contextes variés dès lors que les contenus concernent un espace nécessairement différent ? Si le programme est conçu nationalement, il peut être « adapté » localement. Mais adapter peut prendre deux significations : soit on procède par « ajout/retrait/substitution », soit par réelle « contextualisation ». S’agissant de géographie, on peut parler de « territorialisation » du curriculum, en articulant « les objets d’enseignements aux conditions singulières du milieu local » (Touitou, Lefort & Ferrière, 2020), dit autrement, on peut parler d’une « adaptation d’une proposition élaborée dans un contexte donné à un autre contexte » (Delcroix, 2019).
Les travaux d’Antoine Delcroix présentent, dans le cadre des adaptations de programme de 2016 (soit ceux en vigueur actuellement), le texte relatif à la Polynésie Française et celui relatif à la Métropole pour le thème 1 de l’année de CM1 en géographie (« Découvrir le(s) lieu(x) où j’habite ») ainsi que le thème 3 (« Consommer en France »). On y lit très logiquement que, pour le thème 1, on invitera l’enseignant à voir que le(s) lieu(x) de vie des élèves sont insérés dans des espaces plus vastes (« région, France, Europe, Monde » pour la métropole ; « Polynésie, région Pacifique, France, Monde » pour la Polynésie) et que, pour le thème 3, il faudra distinguer « Consommer en France » et « Consommer en Polynésie Française »). Rien de tel n’est visible pour le cycle 2 comme on pourra le lire dans le sujet présenté par la suite. Mais peut-être finalement que, comme les espaces sont appréhendés comme étant génériques (« l’environnement proche », « les espaces familiers et moins familiers »), la question ne se pose tout simplement pas ? Et pourtant, est-ce que les termes « ville », « village », « quartier » ont la même résonnance dans le contexte polynésien par rapport à celui de la Métropole ?
Dès lors, si le programme ne dit rien de particulier, c’est par l’intermédiaire des supports auxquels enseignants et élèves seront confrontés qu’il serait possible de voir si des différences de contextes sont perceptibles et comment il est possible de s’en emparer. Ainsi, la didactique de la géographie sera également nécessairement interrogée aux côtés de l’ancrage sur la contextualisation et il faut donc convoquer quelques-unes de ses références.
En prévision de l’enquête ci-après qui demandera, entre autres, à des enseignants en poste de composer des réponses à l’épreuve comme s’ils étaient des candidats initiaux, il est indispensable de rappeler un marqueur fort de la professionnalité des enseignants du premier degré : leur polyvalence intrinsèque. Malgré tout, elle reste « imparfaite » et dix ans de recherche sur le sujet, de la mise en évidence de cette réalité (Baillat & Philippot, 2011) à des développements très récents (Bunnik, 2023), nous montrent que la géographie n’y occupe pas une place de choix, situation résultant d’une forte inertie expliquée tant par l’image surannée qu’elle représente que par une forte carence en formation.
Cette polyvalence n’est pas sans effet sur la façon qu’ont les professeurs des écoles d’appréhender les compétences du raisonnement qui soulèvent « des tensions entre le disciplinaire et le transversal » (Colin & alii, 2019). Aux côtés d’un « raisonnement géographique » visant l’étude de l’organisation des espaces autour des jeux d’acteurs, d’échelles spatiales et temporelles, coexiste un « raisonnement en géographie » qui, lui, mobilise des opérations pouvant être communes à toutes les disciplines (Molines, 1997). Le fait, qu’institutionnellement, la compétence « raisonner » soit inscrite dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture implique nécessairement une dimension transversale. Ainsi, il faudra s’attendre à trouver, dans les compositions et les discours des enseignants enquêtés, un certain recours à la transversalité lorsqu’il sera question de « prolonger » le travail des élèves ayant effectué les productions présentées ci-après.
Ainsi, dans les différents supports et discours analysés, je chercherai à voir comment la contextualisation sera prise en compte mais également comment les aspects didactiques seront abordés.
2. Un croisement de plusieurs discours sur un sujet de géographie au concours de professeur des écoles
- Modalités de l’épreuve et présentation du sujet étudié
Pour illustrer ces éléments à partir d’un exemple, il m’a semblé utile de croiser différents discours à partir de sources partielles mais complémentaires : deux sources écrites (le rapport du jury du CRPE ainsi que des ouvrages visant sa préparation et comportant des annales corrigées) et deux sources orales (des témoignages d’enseignants en poste et le point de vue d’un formateur).
Avant d’exposer ces éléments, je rappelle que, si le CRPE est national, des groupes géographiques existent tout de même : le groupe 1 concerne la France Métropolitaine et la Réunion, le groupe 2 concerne la zone Caraïbes et le groupe 3 concerne la Polynésie. A cela s’ajoute un groupe dit « supplémentaire » concernant les académies de Créteil et Versailles qui ne font pas le plein de candidats et pour lesquels on propose une date différente afin de tenter de voir affluer des prétendants.
La mouture actuelle du CRPE débute par des épreuves écrites d’admissibilité en français et mathématiques ainsi qu’une troisième laissant le choix entre trois options : « sciences et technologie », « « histoire-géographie-EMC », « arts ». S’ensuit des épreuves orales d’admission.
Pour les candidats choisissant l’option « histoire-géographie-EMC », le sujet comporte deux des trois éléments du trinôme (« histoire/géographie » ou « histoire/EMC » ou « géographie/EMC ») et les agence autour d’une question majeure (notée sur 13 points sur 20) et d’une question mineure (notée sur 7 points sur 20).
Le sujet du groupe 3 de l’année 2022 qui nous intéresse ici est disponible sur le site du Ministère de l’Education Nationale[3] et il est structuré autour d’une question majeure orientée cycle 3 en histoire sur « Wallis, Bougainville et Cook » et d’une question mineure en géographie orientée cycle 2 sur « l’espace proche et la découverte du quartier ».
Le sujet de géographie comporte deux documents : un premier document (document 11) compilant 8 productions d’élèves (dessins, carte heuristique et remise en ordre de photographies à la suite d’un parcours dans le quartier) et un second document présentant l’extrait des programmes associé à cette thématique (document 12). Pour bien se représenter les choses, je reproduis trois productions d’élèves issues du document 11 du sujet : la figure 1-a qui montre un dessin en vue de face, la figure 1-b qui montre un exemple de parcours en vue « à dominante » aérienne, la figure 1-c qui expose la remise en ordre chronologique du parcours à l’aide de photographies. Et, pour ce qui concerne la localisation des productions des élèves, le sujet indique qu’elles sont issues de « l’académie de Lille » sans plus de précisions. Je le précise ici : les photographies ont été prises dans l’hypercentre de la commune de Lille, ce que confirme quelques toponymes identifiables sur les productions (école Du Bellay, rue des Pyramides, rue Fabriczy, place Sébastopol). La figure 2 permet de localiser les lieux devant lesquels les élèves sont passés et la figure 3 en donne la physionomie photographique (3a-place Sebastopol, 3b-Carrefour City, 3c-Ecole maternelle Du Bellay, 3d-Collège privé Saint Michel, 3e-Ecole primaire d’application Michelet).
Figure 1 : Documents extraits du sujet de géographie CRPE analysé
Figure 1-a :
Figure 1-a :
Figure 1-c :
Figure 2 : Plan du quartier (Leroux, 2024)
Figures 3 : Photographies des sites évoqués (clichés Leroux, 2024)
Figure 3-a : Place Sébastopol
Figure 3 – b : Le magasin Carrefour City
Figure 3-c : Ecole maternelle Du Bellay
Figure 3-d : Collège privé Saint-Michel
Figure 3-e : Ecole primaire d’application Michelet
Les questions posés aux candidats ont été les suivantes :
« Une séquence d’apprentissage a été proposée en classe de cours élémentaire sur le thème de la découverte du quartier. Elle a mené les élèves à réaliser les productions présentées dans le document 11 ; elle a inclus une sortie de terrain.
Quelles compétences les élèves ont-ils mobilisées pour réaliser l’ensemble de ces productions ?
Comment le professeur peut-il prolonger ce travail pour répondre aux objectifs du programme « Questionner le monde » du cycle 2 ?
- Le rapport du jury
Il s’agit là du document officiel présentant les statistiques de réussite ainsi que des éléments d’appréciation sur les copies analysées. Le rapport du jury de l’année 2022, tout comme d’autres éditions, est disponible en accès libre sur le site du Vice-Rectorat de l’académie de Polynésie Française[4].
- Des ouvrages de préparation au concours
Le marché éditorial à destination des prétendants au CRPE est très concurrentiel et de nombreux éditeurs proposent leurs produits déclinant souvent une gamme complète englobant les épreuves d’admissibilité et les épreuves d’admission. Ce sont six éditeurs (Vuibert, Nathan, Ellipses, Hatier, Hachette et Studyrama) qui offrent une édition 2024 (jusqu’à l’année précédente, 2023, Dunod s’ajoutait à la liste mais n’a pas continué).
Mais parmi ces six maisons d’éditions, certaines ne proposent pas nécessairement de traiter des sujets corrigés, d’autres encore ne corrigent pas la totalité des sujets qui sont tombés. De ce fait, il n’y a plus que trois éditeurs qui proposent une correction de ce sujet du groupe 3 de l’année 2022 : Vuibert, Ellipses et Nathan.
Le premier ouvrage est publié chez Ellipses et on peut supposer la partie géographie rédigée par Sylvain Wagnon, professeur des universités en histoire de l’éducation et des pédagogies à Montpellier mais ayant écrit un article[5] sur la géographie scolaire par le passé, l’autre auteur, Brice Rabot, étant clairement historien du Moyen-Age à Nantes.
Le second ouvrage est publié chez Vuibert et a été rédigé par quatre auteurs : Bernard Malczyk et André Janson[6], Nicolas Lebrun[7] et Sylvie Considère[8]. C’est cette dernière qui a coordonné la partie géographie et précisément rédigé le corrigé du sujet qui nous occupe ici.
Le troisième ouvrage, paru chez Nathan, est également collectif : j’attire ici l’attention du lecteur en précisant que j’y ai rédigé la partie géographie aux côtés de Léo Lecardonnel pour l’histoire et Séverine Fix-Lemaire pour l’EMC. Ainsi, mon propos sera davantage à lire comme une sorte de témoignage dont je peux difficilement m’extraire pour pouvoir l’analyser de la même façon que pour les deux autres ouvrages. La posture du « praticien chercheur » peut être ici convoquée et vue comme celle de « celui qui poursuit parallèlement ou successivement une activité professionnelle et une activité de recherche qui s’exerce dans le même champ » (Saint-Martin, 2019). « Praticien » (professeur des écoles en poste) et « chercheur » (docteur en géographie, membre d’un laboratoire de recherche, auteur de diverses publications de nature variée), je me situe comme ayant « pour objet et pour cadre mon propre terrain et ma propre pratique » (Albarello, 2004) » en affinant toutefois les choses au travers l’idée que la recherche ne porte pas sur « ma pratique » mais plutôt mon « champ de pratique ».
- Des discours d’enseignants en poste
Le regard d’enseignants en poste constitue un matériau précieux qu’il sera également possible d’analyser. Interroger des enseignants polynésiens pour évoquer ce décalage d’environnement aurait été idéal mais n’a hélas pas été possible. Je suis pourtant passé par les différents canaux par lesquels je pouvais en toucher : rectorat, secrétariats des circonscriptions du premier degré de l’académie de Polynésie Française, INSPE, forums d’enseignants, sections syndicales et réseau personnel de chercheurs et formateurs. Aucun volontaire n’a émergé de ces demandes n’étant pas moi-même spécialement introduit dans ce milieu enseignant ultramarin.
Pensant initialement pouvoir faire la comparaison avec des enseignants métropolitains, j’ai dû me résoudre à n’interroger que ces seuls derniers. La figure 4 ci-dessous présente des enseignants ayant répondu à mon appel personnel au travers de quelques critères comme leur ancienneté, leur localisation actuelle, leur niveau d’exercice ainsi que quelques remarques sur leur parcours. Les prénoms ont été modifiés.
Le protocole a consisté en deux étapes complémentaires : j’ai premièrement demandé aux enseignants volontaires de se remettre dans la peau d’un prétendant au concours en repassant, à domicile et en se mettant au maximum dans les conditions de l’examen, l’épreuve de géographie ; après leur avoir permis de lire le travail des autres, j’ai ensuite proposé aux enseignants de débattre de l’exercice lors d’un entretien vidéo avec moi. Pour des questions de confort oral et de facilitation des échanges, j’ai préféré scinder ces six volontaires en deux groupes afin de n’avoir que trois personnes discutant avec moi. C’est pour cette raison que la figure 4 affiche la distinction entre un entretien ayant eu lieu en janvier pour les trois premiers enseignants et un entretien ayant eu lieu en février pour les trois autres. Le fait d’avoir deux enseignants français expatriés, ici au Maroc, était important pour avoir un regard tout de même décentré malgré l’absence d’enseignants polynésiens.
Prénom | Ancienneté | Localisation | Situation | Remarque |
Première série d’enseignants interrogés en janvier 2024 | ||||
Germaine | 13 ans | Tourcoing | CE1-CE2 | Directrice. A surtout fait du cycle 3 précédemment |
Manu | 10 ans | Lomme | CM1 | A été brigade précédemment |
Luigi | 21 ans | Tourcoing | TPS-PS | A longtemps été brigade mais en maternelle depuis 8 ans |
Deuxième série d’enseignants interrogés en février 2024 | ||||
Freddy | 16 ans | Rabat (Maroc) | Cycle 3 | Nordiste mais n’a travaillé qu’à l’étranger (Cambodge puis Chine avant de rejoindre le Maroc) |
Emeline | 17 ans | Rabat (Maroc) | Cycle 2 | Originaire du Sud de la France, a travaillé 13 ans en Bolivie avant de rejoindre le Maroc |
Frédégonde | 28 ans | Calais | Cycle 3 | A beaucoup travaillé en multiniveaux dans le milieu rural du Calaisis avant d’être en ville |
Figure 4 : Présentation des enseignants interrogés
Je leur ai posé ces quatre questions au cours de l’entretien en visioconférence :
1/Pour ne pas débuter de manière trop abrupte les entretiens en ligne avec cette question sur la contextualisation et cadrer la dimension didactique, j’ai demandé aux enseignants s’ils avaient trouvé l’exercice difficile et combien de temps ils y avaient passé (sachant que les candidats ont 3 heures).
2/J’ai ensuite demandé aux enseignants s’ils avaient pu regarder le travail des autres (une fois les fichiers reçus, je les ai renvoyés à chaque trinôme pour qu’ils aient la possibilité de les lire avant l’entretien distanciel) afin de me dire ce qu’ils en avaient pensé.
3/Dans un troisième temps, j’ai demandé aux enseignants s’ils avaient reconnu les lieux photographiés ou, au moins, pris appui sur le type de paysage concerné.
4/J’ai annoncé en dernier lieu que ce sujet avait donc été donné au groupe 3 associé aux territoires polynésiens pour récolter la réaction des enseignants sur ce décalage de contexte.
- Le regard d’un ancien formateur
Il pouvait enfin être intéressant de clore la lecture de ce sujet du CRPE avec le regard de formateur(s)/trice(s) ayant eu à charger de préparer les étudiants. Si les tentatives de joindre des enseignants en poste dans l’académie de Polynésie Française se sont montrées infructueuses, celle d’atteindre un(e) formateur/trice a failli aboutir. J’ai en effet réussi à joindre un(e) interlocuteur/trice de l’INSPE de Polynésie mais qui s’est finalement décommandé(e) au moment de lui proposer un entretien à distance. Lors de l’échange initial par courriel, la personne m’indiquait que si ce sujet n’était pas clairement explicite, il y avait, de son point de vue, possibilité de l’adapter et que le rapport du jury se voulait éclairant en la matière. C’est dommage car le début de la conversation était prometteur au travers l’idée d’une adaptation existant bel et bien et d’une façon d’envisager ce qui ne semblait pas explicite. En revanche, comme évoqué plus haut, je n’ai pas trouvé que le rapport du jury expliquait quoi que ce soit sur la question de l’adaptation et de la contextualisation. En reprenant le fichier PDF général du rapport et opérant une recherche par mot, je n’ai rien trouvé de concluant à partir des termes « adapter/adaptation » ni « contexte/contextualiser/contextualisation » à l’exception de la phrase suivante rédigée au sujet de la seconde partie de l’épreuve d’entretien portant donc sur les conditions générales d’exercice du métier et non sur la géographie :
« Le jury attend du candidat qu’il se représente de façon réfléchie les conditions d’exercices du métier (travail collaboratif, équipe éducative, institution, place des familles…) notamment dans un contexte polynésien singulier dans sa géographie ilienne et sociale. »
J’ai pu, dans un second temps, m’entretenir environ une heure avec Yves, formateur disciplinaire retraité de longue date ayant exercé à l’école Normale puis à l’IUFM de Lille et ayant travaillé quelques années sur le site de Point-A-Pitre en Guadeloupe. Je ne lui ai pas demandé de plancher sur la rédaction du sujet comme pour les enseignants en poste, juste de le parcourir avant notre rencontre ayant eu lieu début février 2024. Je n’ai pas enregistré la conversation mais pris quelques notes.
3. Principaux résultats
- Le rapport du jury
La partie concernant l’histoire et la géographie dans ce document occupe deux pages succinctes et se structure autour de quelques chiffres sur la réussite des candidats et de quelques recommandations issues des constats faits à la lecture des copies ayant été corrigées.
S’agissant d’une épreuve où les candidats ont le choix entre trois domaines, le rapport du jury expose cette répartition : 36 % des candidats ont choisi le domaine « sciences et technologie », 44 % d’entre eux ont opté pour le domaine « histoire-géographie-EMC », les 20 % restants ayant choisi les « arts ». Les moyennes sont faibles et assez similaires : 9,45/20 pour le domaine « sciences et technologie » qui ne distingue pas les résultats entre le privé et le public, 7/20 (privé) et 8,72/20 (public) en « histoire-géographie-EMC », 9,75/20 (privé) et 8,04/20 (public) en « arts ».
Les notes du domaine « histoire-géographie-EMC » ne donnent, hélas, pas le détail des points entre le volet histoire et le volet géographie même si le jury note que « l’épreuve d’histoire est la mieux réussie » et que si « une bonne part des copies montre une maîtrise satisfaisante des fondements historiques, cela est beaucoup moins marqué en géographie, où la maitrise des enjeux de la discipline et des contenus est plus lacunaire ». Le jury déplore que beaucoup de candidats « peinent à se détacher du document 12 (l’énoncé des programmes) et à le relier aux productions des élèves ». Ainsi, il encourage les candidats à « utiliser les documents du corpus et à les mettre en cohérence avec le questionnement ».
Si le reste de la page consacrée à la partie géographie dans ce rapport précise ce que le jury attendait par une « meilleure maîtrise des concepts, notions et démarches de la discipline » en évoquant « la démarche multiscalaire », « la spatialisation des données recueillies » ou « la pratique de différents langages (carte mentale, plan, croquis légendé) », rien n’est dit sur cette question de la contextualisation et de ce décalage entre les photographies du centre-ville de Lille et la localisation polynésienne des candidats ayant eu à les analyser.
- Les ouvrages de préparation au concours
Premier ouvrage : Ellipses
On peut lire bien sûr dans le corrigé l’énoncé des compétences mobilisées permettant de répondre à la première question et le fait que celles-ci soient transversales pour l’auteur qui évoque les mathématiques, la proportionnalité et le passage des trois dimensions aux deux dimensions pour coucher à plat sur un dessin une réalité physique en volume. L’auteur évoque également la place de l’oral dans une communication entre pairs en énonçant que les productions ont été réalisées en groupes de deux à cinq élèves. Cette remarque est, à mon sens, à questionner puisque le corpus présente le document 11b comme des « essais de représentations du parcours réalisé – travaux de cinq élèves » (et propose cinq dessins à la suite) et le document 11c comme la « remise en ordre chronologique des photographies prises lors de la sortie de terrain – travail réalisé par deux élèves » (et propose deux feuilles rétablissant cette chronologie avec les photos) : rien ne dit qu’il s’agit d’un travail de groupe dans les deux cas et il doit tout simplement s’agir de productions individuelles (ce qui se fait généralement pour les dessins).
Pour ce qui concerne plus précisément la contextualisation, l’auteur propose un prolongement sur la possibilité de faire d’abord une comparaison avec un espace similaire pouvant être une ville proche répondant ainsi à l’appel du programme visant à évoquer « des espaces plus lointains ». L’auteur dit « par exemple, dans le cadre d’élèves lillois (« si l’on suit les indications du dossier » dit-il), l’enseignant(e) pourra travailler sur les espaces à forte densité du nord de la France, en demandant aux élèves de repérer dans un premier temps les similitudes entre les quartiers (organisation des paysages, forme des bâtiments, répartition des habitats, etc) ». L’auteur fait de lui-même l’hypothèse que les photographies sont prises à Lille même en parlant d’élèves « lillois » mais il ne le justifie pas. Cela aurait pu tout à fait être une autre grande ville de l’Académie, celle-ci épousant désormais les contours de la région Hauts de France. Malgré tout, il réfère au lieu et s’en sert pour une lecture thématique bienvenue de la forte densité des espaces urbains du nord de la France.
Second ouvrage : Vuibert
Le corrigé propose une analyse bienvenue des dessins avant de s’attaquer aux deux questions proprement dites. S’il me semble également bien avoir identifié un immeuble, un clocher, une école, une rue et un arbre, je me questionne sur la présence d’un « arrêt de bus » comme énoncé. De même, la justification de la mauvaise orthographe attribuée au nom de l’école « Du Bellay » ici écrit « Dubélé », comme étant une possible preuve qu’il ne s’agisse pas de l’école de l’enfant ayant produit le dessin, à mon sens, est sujette à caution puisqu’un élève d’une école donnée peut tout à fait ne pas savoir orthographier son nom correctement.
Le corrigé offre, pour la première question, une lecture bien détaillée de la compétence de construction des dessins avec une classification du plus grossier au plus abouti ainsi qu’une analyse tout aussi progressive de la remise en ordre chronologique du parcours. Le prolongement souhaité dans la seconde question prend corps autour de deux séances bien identifiées : premièrement autour de la réalisation collective d’un plan bâti à l’aide des repères identifiés durant la sortie, deuxièmement autour de l’introduction de la photographie aérienne dans le but d’aller vers un degré supplémentaire de repérage des lieux visualisés durant la sortie.
On ne trouve pas, malgré l’ancrage local de la correctrice, de référence au fait que les lieux représentés soient situés à Lille même.
Troisième ouvrage : Nathan
Concernant le traitement des questions, j’ai opté sur la première d’entre elles pour un éclairage des termes de « localisation » et de « repérage », pour une lecture précautionneuse[9] du contexte de productions des représentations présentées ici en énonçant que « si on sait que la sortie fait partie de la séquence, on ne sait pas si celle-ci a été faite en début d’année ou non, s’il y a eu un travail préalable sur la façon de représenter l’espace avant la sortie et si nous étions bien au CE1 ou au CE2[10] », pour les possibles passerelles avec les mathématiques et notamment la géométrie pour appréhender les composantes de l’espace que sont les points, les lignes et les surfaces dans la lecture des représentations cartographiques.
Pour la seconde question, j’ai proposé trois directions : la comparaison des productions des élèves avec un plan plus officiel pour aborder la nécessité de faire des choix dans le but d’arriver à un document lisible, le travail amenant le passage de la vue au sol à la vue verticale pour aller vers la lecture de cartes, une transversalité mathématique visant l’étude des distances et des échelles.
Au-delà de ces deux questions que j’ai pu analyser de la même manière que pour les deux autres ouvrages, j’ajoute quelques remarques davantage sur le ton du témoignage, remarques tenant à la conception/correction de ce sujet et à mon intérêt particulier envers celui-ci.
Il est à noter que j’ai souligné que l’orthographe des toponymes et que les dessins, pas forcément toujours facilement lisibles, pouvaient constituer un frein à leur analyse. J’ai aussi demandé à l’éditeur de mettre un encart sur le fait que les lieux étaient à Lille, plus précisément dans l’hypercentre. Il est intéressant de noter que la formulation de cet encart a été modifié à la demande de l’éditeur. J’avais initialement écrit, ayant reconnu qu’il s’agissait de Lille grâce aux toponymes la formulation suivante « Nous somme à Lille et, ça, le correcteur de ce sujet, habitant le secteur, le sait, c’est un hasard ; le candidat, lui, ne le saurait pas forcément ». L’éditeur a préféré opter pour la formulation suivante qui m’exposait moins : « les candidats connaissant la ville de Lille auront peut-être reconnu qu’il s’agit plus précisément de l’hyper centre », remarque que j’ai approuvé à la relecture finale. Si j’avais donc été interpellé par cet aspect de la question que j’ai pris comme une difficulté potentielle, ce n’est que dans le cadre de la journée d’études précédant ce texte que j’ai davantage fait le lien avec ce groupe 3 et la Polynésie Française puisque j’avais pu, à réception de l’ouvrage, lire en détail l’ensemble et notamment les sujets d’histoire et d’EMC et voir que le sujet d’histoire ici associé était contextualisé sur l’Outre-Mer.
Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de Sylvain Wagnon, de Sylvie Considère ou de moi-même, nous sommes tous métropolitains et n’avons pas spécialement travaillé sur les contextes ultramarins.
- Le discours des enseignants en poste
Sur la première question relative au temps passé à composer, Germaine évoque un véritable « retour en arrière » et annonce y avoir passé 1h30. Manu parle également d’une durée identique à laquelle il ajoute un temps de relecture et de mise en forme, ce que confirme Luigi. Sur la seconde série, Frédégonde, qui a passé 2 heures, dit que ça n’était « pas forcément évident », Freddy abonde dans ce sens en disant que « la routine, le pratique » prennent le dessus au quotidien et que se replonger dans ce genre d’exercice, « ça pique ». Tout en partageant le point de vue des collègues, Emeline avoue un certain confort à exercer actuellement en cycle 2 et à s’être sentie relativement à l’aise avec ce sujet.
Sur la deuxième question liée au regard porté sur le travail des autres, il en ressort déjà que la question 2 qui demandait un « prolongement » a pu être interprétée différemment par les uns et les autres. Germaine l’a perçu comme une invitation à proposer une/des séance(s) ultérieure(s) à cette séquence en restant dans le domaine de la géographie sans parler de transversalité comme l’ont fait Luigi et Manu. Luigi justifie son recours à la transversalité pour bâtir une représentation « plus solide ». Manu, lui, justifie ce recours à la transversalité comme un incontournable de la réussite à l’épreuve, une façon de « montrer patte blanche » au correcteur qui, selon lui, attendrait une réflexion là-dessus. Sur un volet plus pratique, Germaine évoque son statut de directrice et que c’est la personne qui assure son temps de décharge qui gère le volet « questionner le monde », l’éloignant encore un peu plus de ce sujet et ne l’invitant pas à partir sur de la transversalité puisque la classe fonctionne avec deux enseignants distincts n’ayant pas le temps matériel de se coordonner.
La discussion sur ce point avec le second groupe est partie dans une autre direction et chacun s’est trouvé rassuré en lisant le travail des deux autres, tant sur le fond que sur la quantité de texte rédigé mais également sur des propositions de prolongements (question 2) qui ne se sont pas trop éparpillées dans une transversalité voulant intégrer tous les domaines disciplinaires (on trouve, dans ce second groupe, un peu d’élargissement sur l’outil numérique mais les propositions restent bien en géographie).
Cette question de l’interprétation différente entre un prolongement temporel restant dans le domaine de la géographie et l’ouverture à la transversalité reste aigüe. La polyvalence réellement inscrite dans l’ADN des enseignants du premier degré ressort ici fortement.
Sur la troisième question relative à la localisation des lieux représentés, les choses diffèrent selon les deux groupes. Dans le premier groupe, aucun des enseignants ne réfère spontanément à l’identification des lieux représentés sur les photographies, première forme de preuve que l’on peut sans doute « faire sans ». Luigi engage la conversation en évoquant le nom des rues comme étant un indice possible mais dit ne pas avoir su l’exploiter tant la grande diversité des dessins avec des éléments descripteurs très vagues (herbe, arbre…que l’on voit sur la figure 1-b) l’empêchait d’arriver à une localisation précise des lieux représentés. Manu prend le relais avec prudence en évoquant que « ça a l’air d’être en ville » et avoue s’être davantage attardé sur les différentes façons de représenter l’espace que de se questionner sur ce qui était réellement représenté. Luigi m’interroge ensuite pour me demander s’il s’agit de Lille et, juste avant que je ne réponde, évoque lui-même le quartier de Wazemmes, signe que les quelques noms de rues lui ont quand même fait trouver la réponse seul.
Dans le second groupe, la discussion démarre sur la grande variété des formes de représentations de l’espace dans les dessins et le fait que les élèves mélangent un peu la vue aérienne et la vue en façade. A l’appui de la date de l’entretien, Emeline note que ses élèves de CE2 savent désormais représenter l’espace en vue aérienne. Frédégonde réagit en faisant remarquer (et je ne l’avais pas vu non plus !) que, sur la page avec les photographies, une date (21 janvier 2016) est inscrite dans le coin supérieur gauche. Et Freddy d’embrayer, en rebalayant le fichier PDF et en tombant sur la page listant les documents mobilisés pour traiter ce sujet : « Tiens, je découvre l’intitulé « productions d’élèves d’une classe de CE2 de l’académie de Lille », pour moi c’était du CE1 ». Je m’attendais à ce qu’il réagisse sur le fait que Lille était précisé mais finalement c’était la question de l’âge qui le préoccupait à cet instant. C’est seulement lorsque je leur ai demandé plus explicitement s’ils avaient reconnu les lieux photographiés que Freddy a repris la parole. Il concède avoir regardé sur Internet (ce que le candidat en situation réelle d’examen n’aurait pas pu faire) en recherchant l’école Michelet nommée sur l’un des dessins. Il en a identifié une à Tourcoing, une à Paris (qui est en fait un collège) et une à Lille et c’est là qu’il reconnait le quartier (rappelons que Freddy est nordiste au départ).
Au final, s’agissant d’un fichier comprenant deux composantes, ici l’histoire puis la géographie, on se rend compte que le candidat doit prélever les informations à trois endroits qui s’entrecroisent : d’abord dans les questions des deux composantes, ensuite dans la liste des documents composant le corpus et enfin dans les documents en lui-même. Ce n’est pas tant la dispersion sur plusieurs pages qui gêne mais le degré de précision variable selon les pages concernées : les questions (qu’on lit en premier si l’on s’en tient à l’ordre des pages) nous parlent de « cours élémentaire », ce n’est que dans la page suivante que l’on apprend qu’il s’agit de CE2 et ce n’est également qu’à partir de la présentation du corpus que l’on apprend que les productions sont issues de l’académie de Lille.
Sur la quatrième question évoquant le rattachement de ce sujet au groupe polynésien, les résultats sont également variés. Dans le premier groupe Germaine prend la parole et associe les deux autres enseignants pour dire « qu’on ne s’est pas senti dépendants des dessins et des photos parce que c’est le milieu qu’on connait, un milieu urbain qui est notrequotidien mais pas pour quelqu’un qui vit en Polynésie, la donne est différente ». Manu enchaine en partageant l’avis de Germaine et rebondit sur la partie histoire qu’il avait lu une fois son travail envoyé par curiosité personnelle et dit : « la majeure, j’aurais été bien plus en galère de me mettre dans ce contexte, le sujet d’histoire a dû plaire davantage là-bas ». Luigi abonde dans ce sens et dit « Et de loin ! Et c’est une façon de voir l’adaptabilité du futur professeur des écoles ». Il évoque à travers cette remarque la symétrie des situations : « Quand t’es en Polynésie, les briques rouges, je ne suis pas sûr qu’ils connaissent…en géographie, c’est la métropole qui prime, j’aurais bien aimé voir un sujet avec l’espace de vie des gamins polynésiens ».
Dans le second groupe, Freddy prend la parole en premier et rappelle que les programmes sont nationaux, que la Polynésie est française et qu’un enseignant ayant eu son concours en Polynésie peut tout à fait être amené à venir travailler en métropole durant sa carrière. Il ne voit pas d’obstacle majeur ici et se dit que l’organisation d’une ville, qu’elle soit en métropole ou en Polynésie, doit répondre aux mêmes logiques fonctionnelles. Emeline et Frédégonde vont dans son sens et n’évoquent pas de gêne majeure à ne pas avoir pu identifier les lieux et valident cette lecture transférable de l’organisation urbaine. Face à cette unanimité et à la demande de Frédégonde de savoir s’il y avait eu géographie pour l’édition 2023 et si oui, quel en était le sujet, j’ai précisé que le sujet 2023 était bien « Consommer en Polynésie » et qu’étant en majeur, il était bien plus garni en documents (9 en tout). Emeline évoque la polyvalence des enseignants comme étant une garantie de leur capacité à adapter les contenus. Comme elle travaille à Rabat avec Freddy, elle dit que pour traiter du thème 3 du programme de CM1 « Consommer en France », il a fallu le prendre comme étant « Consommer au Maroc » en mobilisant des documents locaux. Comme dans le premier groupe, la question de la symétrie, finalement de la dissymétrie, s’invite sur la fin de l’échange avec l’idée avancée par Freddy que « les Polynésiens ont une plus grande culture de la métropole que les métropolitains en ont de la Polynésie ». Davantage sur le ton de la plaisanterie pour clôturer la discussion, Freddy évoque le côté gris des photographies de Lille à l’appui du mois de janvier désormais identifié, signe qu’une contextualisation à l’intérieur du pays pourrait être imaginé pour des enseignants et élèves travaillant ailleurs que dans le Nord de la France. C’est une remarque porteuse puisque le quotidien d’élèves de différents territoires de France peut être très variable y compris dans la lecture des variations météorologiques sur une année et qu’il y a là également matière à bâtir des séances de géographie.
- Le regard d’un ancien formateur
Premièrement, j’ai relevé un regard général sur ce sujet à travers ses souvenirs des contenus de formation où Yves se dit que le sujet ne donne pas assez d’éclairage sur l’année au sein du cycle 2 ni sur le moment dans l’année où ces productions ont été réalisées s’appuyant sur son expertise du développement psychologique de l’enfant. Ainsi il voit des candidats potentiellement mal armés pour appréhender ces productions. Il faut dire que sur les années où Yves a exercé, le volume horaire consacré aux disciplines histoire-géographie-EMC était bien plus important que les actuelles 12 heures de didactique histoire-géographie-EMC du Master 1 de la maquette MEEF. Yves regrette aussi le fait que les fonctions des lieux ne soient plus explicitement mises en lumière : le document 11a nous les expose au travers du travail, du commerce, de l’éducation, du logement…mais ce ne sont là que deux productions contre 5 dans le document 11b qui s’attèle à la remise en ordre chronologique du parcours.
Deuxièmement, Yves s’est montré interloqué quand je lui ai fait remarquer que ce sujet avait été proposé au groupe polynésien. C’est parce que je savais qu’il avait vécu et travaillé en Guadeloupe que j’ai souhaité entendre son point de vue et il ressort qu’il aurait été embarrassé d’avoir à le préparer avec des étudiants ultramarins à l’appui des photographies de Lille au même titre que des étudiants métropolitains auraient peut-être également été déroutés de plancher sur un exemple contextualisé sur l’Outre-Mer. D’un point de vue stratégique, il se dit que certains candidats ont peut-être choisi le sujet de sciences et technologie ou le sujet d’arts en fuyant le sujet de géographie quand bien même celui d’histoire pouvait être plus facilement traitable du fait de sa contextualisation évidente sur l’Outre-Mer.
Conclusion
Si les résultats peuvent apparaitre décevants au regard d’une forme d’unanimité des discours n’énonçant pas que le décalage de contexte géographique a pu influer, cette expérimentation soulève tout de même diverses questions et ouvre quelques pistes.
Il convient déjà de rappeler le statut tout relatif de ce support et surtout de ce pourquoi il a été conçu : ce n’est qu’un sujet de concours qui ne vérifie que très modérément la capacité d’un enseignant à s’en emparer. Pour reprendre l’article de Antoine Delcroix, il y aurait, au-delà de la « noo-contextualisation » prévue par l’institution, à creuser du côté de la « contextualisation pédagogique » (ce que le contexte d’une épreuve de concours ne permet pas vraiment) et de la « contextualisation socio-cognitive » (Delcroix, opt cit). En ce sens, d’autres protocoles basés sur de réelles situations d’enseignement-apprentissage sont à imaginer, à savoir tester comment une véritable interaction entre enseignants et élèves permettrait « la confrontation entre le déjà-là de l’élève (son contexte interne) et les savoirs les conceptions que le professeur veut transmettre ».
Mais au-delà de situations d’enseignement-apprentissage à imaginer donc et pour resserrer sur la géographie en tant que telle, je pose l’hypothèse que des supports plus « neutres » que des photographies ou tout autre document éclairant de manière nette le contexte pourrait, dans certains cas, permettre une meilleure appréhension du contexte local pour qui n’en est pas originaire (et c’est assez souvent le cas chez les enseignants débutants qui, n’ayant pas de barème suffisant pour prétendre à exercer proche de chez eux, officient dans des territoires dont ils ne sont pas familiers). Aller vers davantage de « modélisation » permettrait de rendre hommage à une géographie plus nomothétique et moins idiographique et d’atteindre un certain degré de « généricité » et pratiquer une didactique « tout terrain » et pas forcément « adressée » pour reprendre les termes éclairants de Genevois et Fageol (op cit). Dit autrement, est-ce que l’on se ferait une meilleure idée de l’espace de la proximité au travers d’une comparaison de la différence par des supports illustratifs clairement contextualisés (photographies, cartes, témoignages…) ou alors à partir de schémas suffisamment génériques pour fonctionner quel que soit le contexte ? A ce titre, j’avais émis quelques propositions dans le cadre d’un ouvrage scolaire CM1 publié chez Accès Editions en 2011 dans la partie correspondant aux « réalités locales » (programmes précédents datant de 2008) où il était question, lors d’une séquence dédiée, de travailler notamment sur la distance domicile-école et l’itinéraire domicile-école au travers d’un cadre fonctionnant quel que soit le contexte d’exercice.
Cette proposition venant un peu comme une substitution plutôt que comme un complément est inspirée par la triste réalité de la situation de la géographie enseignée dans le premier degré et c’est aussi un point qu’il est possible d’aborder dans cette conclusion. Peut-être serait-il plus raisonnable de faire ça « à la place de » et non « en plus » ? Le rapport de jury est sévère et ne met même pas la moyenne à l’ensemble des candidats mais rappelons qu’avec une douzaine d’heures annuelles de didactique à partager en master 1 pour l’histoire, la géographie et l’EMC, il ne peut y avoir de miracle à l’arrivée. Comme il le dit lui-même de manière générale, il faudrait déjà faire maîtriser les enjeux et contenus de la discipline mais ajoutons, pour rappel, que des modules de contextualisation seraient les bienvenus tout comme une initiation à la lecture de dessins d’élèves : des travaux récents en la matière viennent de paraitre (Filâtre, 2023) proposant des grilles de lecture qui auraient été bien utiles aux enseignants ici interrogés (la remarque de Luigi qui évoquait être un peu noyé dans la grande quantité d’éléments présents sur les dessins légitimerait de populariser ce genre de recherche auprès des enseignants). Je cite à nouveau le rapport du jury textuellement qui encourage les candidats à « utiliser les documents du corpus et à les mettre en cohérence avec le questionnement ». A nouveau, cela semble difficile d’appréhender des dessins que l’on a du mal à interpréter et des photographies de lieux qui ne concernent pas notre quotidien.
Mais peut-être aussi qu’il y a là une question de cadrage, de « rangement » et de conception de ce qu’est la « géographie » (arrivant officiellement en cycle 3 donc en CM1) et le volet « espace » du domaine « questionner le monde » (correspondant au cycle 2) : cette décentration non spontanée, qui n’arrive que progressivement dans le discours des enseignants lors de notre entretien aurait peut-être mieux fonctionnée dans le cadre d’une réelle étude de géographie de cycle 3 où il aurait été clairement d’étudier tel territoire « local » qui n’est pas le sien à l’aide de documents plus nombreux, plus variés et plus faciles à analyser ? Un sujet en « majeur » par exemple comme il en est tombé un l’année 2023.
De manière complémentaire à la didactique de la géographie, la méthodologie employée ici peut peut-être inspirer certains travaux de sciences de l’éducation. Le discours de formateurs a été bien documenté (Dorison, Chevalier, Belhadjin, Elalouf & Lopez, 2018) et les rapports de jury ont déjà été mobilisés comme sources d’analyse (Zaid & Daunay, 2015). Et si les pratiques déclarées des enseignants ont également déjà fait couler beaucoup d’encre, l’exercice consistant à leur faire repasser l’épreuve du concours ne me semble pas avoir déjà été étudié. On pourrait là imaginer théoriser autrement qu’en prenant un axe didactique et étudier des influences liées à l’ancienneté, au lieu d’exercice, à l’expérience personnelle…De même, le recours aux ouvrages de préparation au concours ne me semble pas avoir fait l’objet d’analyses pour l’heure.
Sigles :
CE1 : cours élémentaire première année
CE2 : cours élémentaire deuxième année
CM1 : cours moyen première année
CRPE : concours de recrutement de professeurs des écoles
EMC : enseignement moral et civique
INSPE : institut national supérieur du professorat et de l’éducation
MEEF : métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation
TPS-PS : toute petite section – petite section
Références bibliographiques :
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Bunnik B., 2023, Une discipline fantôme : les professeures des écoles et la géographie, Thèse de doctorat en géographie, Paris Cergy Université, 533 p.
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Colin P., Heitz C., Gaujal S., Giry F., Leininger-Frézal C. & Leroux X, 2019 « Raisonner, raisonnements en géographie scolaire », Géocarrefour [En ligne], 93/4 | 2019, http://journals.openedition.org/geocarrefour/12524
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Dorison C., Chevalier J-P., Belhadjin A., Elalouf M-L. & Lopez M., 2018, Des écoles normales à l’ESPÉ. Témoignages de formateurs, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 237 p.
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Zaid A. & Daunay B., 2015, « L’agrégation de mécanique : la constitution progressive d’une discipline », Éducation et didactique, 9-3 | 2015, pp. 75-94.
[1] Si le CRPE est national, les sujets proposés aux candidats sont répartis en « groupes » : le groupe 1 concerne la métropole et la Réunion, le groupe 2 les territoires d’Outre-Mer de la zone Caraïbes et le groupe 3 la Polynésie. S’ajoute, en parallèle, un groupe « supplémentaire » à destination des académies de Versailles et Créteil où les prétendants au concours sont déficitaires.
[2] https://www.upf.pf/sites/default/files/2021-04/MEEF1%20PE%20-%20vot%C3%A9e%20en%20CI%2006042021.pdf
[3] https://www.devenirenseignant.gouv.fr/
[4] https://www.ac-polynesie.pf/article/concours-de-recrutement-de-professeurs-des-ecoles-crpe-pf-122324
[5] https://journals.openedition.org/trema/3143
[6] Formateurs à l’INSPE de Lille
[7] Maître de conférences HDR en géographie à l’Université d’Artois.
[8] Maîtresse de conférences HDR en didactique de la géographie à l’INSPE de Lille.
[9] Frédégonde, l’une des enseignantes présentées dans le point suivant, a également formulée cette remarque quant à ces flous concernant la temporalité de ces éléments.
[10] Je n’ai vu qu’après (d’ailleurs comme Freddy, un autre des enseignants interrogés), que les productions étaient effectivement issues d’un CE2 car la présentation du sujet énonce que « une séquence d’apprentissage a été proposée en classe de cours élémentaire » sans dire, à ce stade s’il s’agissait de CE1 ou de CE2, l’information arrivant après, lors de la présentation du corpus documentaire.
Pour citer cet article :
LEROUX Xavier, « La contextualisation de l’échelon de proximité : le cas d’un sujet de géographie au concours de recrutement de professeurs des écoles », 4 | 2024 – Représentations de la proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2024/12/23/rp-al8/