Revitaliser les territoires par le salariat en centre de santé. Une dynamique électorale transpartisane

Revitalizing Territories through Employment in Health Centers: A Transpartisan Electoral Dynamic

Lucas Joubert
〉Docteur en sociologie
〉EHESS – École des hautes études en sciences sociales

〉 lucas.joubert@ehess.fr 〉

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Mots clés : Déserts médicaux, collectivités locales, salariat en santé, dynamiques électorales, France

Abstract: The medical workforce shortage has highlighted the limitations of existing territorial health policies in France, as evidenced by ongoing access-to-care disparities. This study examines how local governments are stepping in to address this issue by establishing salaried health centers, particularly in under-resourced rural areas. Focusing on the plurality of local government initiatives, the study analyzes their electoral timing and their increasing involvement in medical workforce management—a responsibility traditionally reserved for the State. Quantitative data from FINESS and media sources illustrate the cyclical nature of these health center openings, often linked to election cycles and broader socio-political pressures. The findings reveal a transpartisan drive among municipal, departmental, and regional entities to invest in salaried medical care, presenting salaried health centers as a solution to the medical desert phenomenon.

Keywords: Medical deserts, local governments, salaried health care, election dynamics, France

 Alors que la pénurie médicale est devenue un problème public entre 2000 et 2005 (Neveu, 2017 ; Hassenteufel et al., 2020), les politiques de répartition médicale pensées autour de différents dispositifs incitatifs suscitent aujourd’hui des discussions sur leur efficacité (Da Silva, 2013). Malgré la reconnaissance de la réduction des inégalités de santé comme défi majeur des politiques publiques (Gelly & Pitti, 2016), les écarts entre les zones sous-dotées et les mieux dotées s’accentuent, illustrant la persistance des disparités socio-économiques et l’inefficacité relative des politiques actuelles pour répondre adéquatement aux besoins des populations les plus vulnérables. Le taux de non-recours aux soins reste particulièrement important avec de fortes disparités selon la situation sociale, le niveau de revenu ou la situation professionnelle (Célant et al., 2017). Aujourd’hui, le regroupement en équipes pluriprofessionnelles, et notamment en maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), est présenté comme une solution à la désertification sur les territoires ruraux (Vezinat, 2019). Comme les MSP, les centres de santé regroupent des médecins travaillant avec d’autres professions de santé qui portent un projet de santé[1] commun. Ils ont la caractéristique singulière de salarier toutes les professionnel·les de santé, un nouveau moyen d’attractivité professionnelle dans ces zones désertifiées. 

En 2018, l’inauguration du premier centre départemental ouvre la voie à diverses collectivités territoriales en plus des municipalités ; des communautés de communes, départements et même régions, créent aujourd’hui des centres de santé et salarient des médecins. Dans cet article nous proposons d’étudier le renouvellement de la participation publique des collectivités dans la gestion de la santé curative par la création de centre de santé, alors que la répartition médicale est coordonnée par l’État autour de la médecine libérale. Cet article s’appuie sur une méthodologie qualitative et quantitative. Il intègre une analyse statistique des données du Fichier National des Établissements Sanitaires et Sociaux (FINESS) sur la création des centres de santé, une quantification des mentions médiatiques dans Europress, avec une analyse qualitative des contenus de programmes et discours politiques récents. L’étude exploite un corpus de presse ainsi que diverses sources documentaires pour explorer les dynamiques de revitalisation territoriale soutenues par le salariat en centres de santé. Cette double approche met en lumière l’influence de la dynamique électorale transpartisane sur la gestion locale de l’offre de soins médicaux et examine les modalités d’intervention des collectivités territoriales dans la lutte contre la désertification médicale.

La dynamique de développement des centres de santé (Joubert, 2023) répond à l’absence de solutions aux problèmes d’accès aux soins médicaux. Nous commencerons par identifier la pluralisation des collectivités à l’initiative des centres de santé pour ensuite étudier leur périodicité : la demande sociale pousse les collectivités territoriales à investir la gestion de l’offre de soins médicaux en période électorale.

Figure 1 : Évolution du nombre de centres de santé

Source : Fichier National des Établissements Sanitaires et Sociaux (FINESS), données au 1er janvier, Champ : France entière, extraction du 21 février 2022. Lecture* : Au 1er janvier 2022, 2849 centres de santé sont déclarés au Fichier national des établissements sanitaires et sociaux.

1.    Une hétérogénéisation de la participation des collectivités

L’implication des différentes collectivités dans la mise en place de dispositif d’attractivité médicale n’est pas homogène. Dans la création des centres de santé, les municipalités sont pionnières et pendant longtemps les seules collectivités à l’envisager[2]. Cette exclusivité disparaît depuis quelques années. Sur le plan régional, le Centre-Val de Loire est la seule région à avoir créé un centre de santé. L’équipe électorale du parti socialiste est élue en 2015 et affiche la volonté de recruter 150 médecins. Le centre de santé est aujourd’hui installé sur six sites : Vierzon, Toury, Tours, Beauce, La Romaine, Jargeau. Si l’on s’intéresse aux dernières élections, les programmes foisonnent de références aux centres de santé et notamment pour les deux régions de notre enquête (en IDF et en Occitanie). Pendant les élections régionales de 2021, en IDF, 37 % des listes proposent la création d’un centre, contre 30 % des listes en Occitanie. En Occitanie, l’une de ces listes remporte les élections et en IDF l’une d’elles se place en 2position. Même s’il ne s’agit que d’intentions, les centres de santé intègrent désormais le calendrier électoral local : en 2015, cette mention n’apparaissait pas dans les programmes, contrairement aux MSP, par exemple. Carole Delga, présidente de la région Occitanie depuis 2016, revendique une décentralisation de la gestion de la santé et propose d’initier le mouvement dans son programme. À ce titre, elle propose la création d’un fond d’aide pour le recrutement de 200 médecins salarié·es. Réélue en 2020, la présidente de la région en fait son cheval de bataille. Sans envisager la création directe de centres de santé, sa participation dans l’organisation de l’offre médicale passe par la subvention : « Pour rendre concrète cette ambition, contre la désertification médicale, nous avons ouvert 75 maisons de santé en cinq ans et je propose de salarier 200 médecins et d’augmenter de 20 % par an le nombre d’élèves infirmiers. Une santé de qualité et de proximité passe par une décentralisation de certaines compétences »[3]. Pour ces acteurs et actrices politiques, parfois éloignées du monde médical, la distinction entre les structures de soins est peu maîtrisée : Caroline Delga parle de centres de santé et non de maisons de santé. Les maisons de santé pluriprofessionnelle qui regroupent des professionnel·les en exercice libéral sont des structures portées par une SISA (société interprofessionnelle de soins ambulatoires) de droit privé et initiées par des médecins et professionnel·les de santé en exercice libéral. En valorisant le salariat médical comme solution à la pénurie, la présidente de région d’Occitanie s’approprie les nombreux projets de création de centres de santé municipaux qui se sont développés dans la région. « Nous » correspond dans cette déclaration à l’ensemble des collectivités territoriales ayant créé ou accompagné des centres de santé. Ce pronom annonce la volonté de dépassement des politiques incitatives de l’État à travers l’appropriation de la compétence par les collectivités territoriales.

Sur le plan départemental, plusieurs collectivités engagent des démarches pour recruter des dizaines de médecins salarié·es en créant des centres de santé et des antennes, succursales secondaires situées dans différentes localités. Cela ne se retrouve cependant pas encore dans les programmes politiques départementaux. En effet, lors des élections de juin 2021, aucune proposition de prise en charge de la santé curative n’a pu être relevée. Ouvert en mars 2018, le centre départemental de Saône-et-Loire est pionnier dans la création de centres de santé. Là où la couleur politique a pu être un déterminant dans les propositions d’ouverture de centres de santé dans des programmes régionaux[4], cela n’est pas le cas pour le niveau d’intervention départemental. La couleur politique ne semble plus déterminante, du moins à cette échelle territoriale. Le premier département à gérer un centre de santé, la Saône-et-Loire, est présidé par un élu divers droite et proche du parti Les républicains[5]. Plusieurs départements créent par la suite des centres de santé : la Dordogne en mai 2019 (Parti socialiste[6]), la Vendée en janvier 2020 (Divers droite), la Charente en mars 2020 (divers gauche), l’Yonne en juin 2020 (UDI), l’Orne en juin 2020 (Divers droite), l’Ardèche en juin 2020 (PS), la Corrèze en juillet 2020 (PS), le Puy-de-Dôme en novembre 2020 (PRG, divers gauche), le Pas-de-Calais en juillet 2021 (PS), l’Ain en septembre 2021 (Les Républicains). Les départements d’Île-de-France et d’Occitanie ne sont pas encore concernés. Dans ces deux régions, la création de centres de santé est encore principalement à l’initiative de municipalités, dont certaines sont tout de même les bénéficiaires de certaines aides régionales et départementales.

2.    Périodicité des créations de centres de santé : répondre à la pression électorale

L’évolution de l’occurrence du terme « centre de santé » dans les articles de presse généralistes et spécialisés est très significative. Quasi absente au début des années 2000, elle suit une augmentation régulière et tangible jusqu’en 2020, synonyme d’une augmentation de visibilité de ces structures de soin.

Figure 2 : Référencement presse : « Centre de santé » dans le titre
Source : Statistique réalisée à partir du référencement d’Europresse. Avril 2021
Lecture : En 2010, près de 300 articles de presse faisant partie du catalogue d’Europresse mentionnent « centre de santé » dans son titre
Figure 3 : Référencement presse : « Centre de santé » dans l’article
Source : Statistiques réalisées à partir du référencement d’Europresse. Avril 2021
Lecture : En 2015, près de 10 000 articles de presse faisant partie du catalogue d’Europresse mentionnent « centre de santé » dans le corps du texte

Les Graphique 2 et Graphique 3 ci-dessus rendent compte de l’aspect périodique de l’augmentation des références aux « centres de santé » dans la presse. En effet, on constate une forte croissance de mentions entre 2008 et 2009, puis entre 2010 et 2012. On identifie une relative stagnation jusqu’en 2017 où le nombre de mentions augmente pour atteindre son point culminant aujourd’hui. Le calendrier électoral pourrait être l’un des éléments explicatifs de ces poussées : les élections municipales de 2015 puis 2020, les élections départementales et régionales de 2015 puis de 2021 sont l’occasion de leur mise à l’agenda. D’autres événements sont facteurs de popularisation des centres de santé. La signature du second accord national des centres de santé le 8 juillet 2015 entre les organisations représentatives des structures gestionnaires des centres de santé et l’Assurance maladie fait partie des événements les plus médiatisés autour des centres de santé. L’annonce du dispositif « 400 médecins » en 2019, qui ouvre un financement des ARS pour le recrutement de 400 généralistes salariés (200 postes de médecins généralistes salariés, 200 postes de généralistes à exercice partagé entre l’hôpital et la ville) sur des territoires fragiles peut également influencer les mentions dans la presse.

Figure 4 : Nombre de centres de santé gérés par des collectivités selon la date de création

Source : Fichier National des Établissements Sanitaires et Sociaux (FINESS), données au 1er janvier, extraction du 21 février 2022.

Champ : France entière.

Lecture : Parmi les centres de santé encore ouverts aujourd’hui, 23 ont été créés en 2013.

Le développement de la médecine salariée en centres de santé obéit à une certaine temporalité : la création de centres de santé gérés par les collectivités, encore existantes aujourd’hui, s’accroît avant les périodes électorales (Graphique 4). On observe un pic de création en 2013, juste avant l’élection municipale de 2014[7], puis en 2020 et 2021, avant les élections municipales (2020), départementales (2021) et régionales (2021). En annualisant les statistiques relatives au nombre de médecins par structures d’exercice, nous observons une croissance cyclique du nombre de médecins salarié·es en centre de santé.[8]

Le nombre de médecins salarié·es en centre de santé croît ainsi sur l’ensemble de la période étudiée, mais plus particulièrement entre 2012 et 2015, puis entre 2019 et 2022 (Tableau 1). Après les pics de création de structures, le recrutement de médecins semble se poursuivre l’année suivante. L’enjeu des (ré) élections peut donc constituer l’un des éléments qui poussent les élu·es à intégrer dans leurs programmes l’investissement dans les services de soins médicaux.

La création de centres de santé par les collectivités territoriales intervient dans une période de pénurie médicale et de participation active de l’État, concentrée sur la médecine libérale et coordonnée territorialement par les Agences Régionales de Santé. Les collectivités utilisent le salariat et les centres de santé pensés comme des « solutions de derniers recours » (Joubert 2024) pour attirer les médecins et autres professionnel·les de santé. Sous pression électorale, dans la perspective de redynamiser leur territoire et éviter la perte de services de soins cruciaux pour la vie et l’économie locale, les collectivités développent ainsi une offre de soins de proximité, à distance des politiques étatiques pilotées à distance. Apparaît ainsi une hétérogénéisation des collectivités participant à la gestion de l’offre de soins médicaux sur le territoire, inscrit dans une périodicité électorale. L’implantation de centres de santé par les collectivités, indépendamment des affiliations politiques, met en lumière la capacité des pouvoirs locaux à répondre aux besoins spécifiques des populations en transcendant les clivages politiques. Ces initiatives démontrent la redéfinition des services publics comme réponses flexibles et locales aux enjeux de santé publique, affirmant la pertinence d’une gestion décentralisée et contextualisée des questions sanitaires. Cependant, l’efficacité de ces initiatives locales à renforcer le service public de proximité invite à examiner la manière dont elles répondent aux défis de réduction des inégalités à un niveau macrosocial. En effet, on pourrait questionner l’effet d’une action de santé publique décentralisée mais non coordonnée au niveau supra-local sur les disparités existantes.

Références bibliographiques :

Carini-Belloni B., 2021. « Un air de famille : médecins prolétaires et patients ouvriers dans les centres de santé mutualistes des Bouches-du-Rhône (1950–1989) », Histoire sociale, 2021, vol. 54, no 112, p. 627‑650.

Célant N., Guillaume S. et Rochereau T. L., 2017. « Enquête santé européenne—Enquête santé et protection sociale (EHIS-ESPS) 2014 », Les Rapports de l’IRDES, 2017, no 566.

Da Silva N., 2013. « Faut-il intéresser les médecins pour les motiver ? Une analyse critique du paiement à la performance médicale », Revue du MAUSS, 2013, vol. 1, no 41, p. 93‑108.

Gelly M. et Pitti L., 2016. « Une médecine de classe ? Inégalités sociales, système de santé et pratiques de soins », Agone, 2016, vol. 1, no 58, p. 7‑18.

Ginon A.-S., 2011. « Démographie médicale et techniques juridiques d’incitation », Politiques et Management Public, 2011, vol. 28, no 1, p. 13‑25.

Hassenteufel P., Schweyer F.-X., Gerlinger T. et Reiter R., 2020. « Les «déserts médicaux» comme leviers de la réorganisation des soins primaires, une comparaison entre la France et l’Allemagne », Revue Française des Affaires Sociales, 2020, vol. 1, p. 33‑56.

Joubert L.. 2024. « Quand les localités créent des centres de santé. Ajustements locaux d’une politique étatique de répartition médicale », Sociologies Pratiques, 2024.

Joubert L. 2023. Les médecins de ville en centre de santé. Salarisation d’une profession libérale, École des hautes études en sciences sociales, Paris, 527 p.

Neveu E., 2017. Sociologie politique des problèmes publics, Paris, Armand Colin (coll. « Collection U »), 288 p.

Vezinat N., 2019. Vers une médecine collaborative. Politique des maisons de santé pluri-professionnelles en France, Paris, Presses Universitaires de France (coll. « Hors collection »), 240 p.


[1] Projet basé sur des objectifs de prévention et de santé publique préalable à l’autorisation d’ouverture de la structure de soins. Voir introduction.

[2] Les centres de santé peuvent être gérés par différents types de structures gestionnaires. À la genèse des premiers centres de santé, on trouve des sociétés de secours mutuel, des organisations mutualistes militantes (Carini-Belloni 2021) et des municipalités communistes. Aujourd’hui, les nouveaux centres de santé sont principalement gérés par des associations, et, depuis 2010, de nombreuses collectivités territoriales.

[3]  Interview du 03/05/2021 dans Challenges : « Une santé de qualité et de proximité passe par une décentralisation de certaines compétences »

[4] Ou historiquement pour les centres de santé communiste de la banlieue rouge.

[5]  Le président du département de la Saône-et-Loire, André Accary, intervient d’ailleurs au titre de la défense des centres de santé comme nouvelle solution à la répartition médicale chaque année au congrès national des centres de santé pour évoquer son expérience dans la création d’un centre de santé multisite. Il est aujourd’hui un représentant chevronné des centres de santé départementaux et prône le salariat médical comme modèle attractif. Non seulement présent annuellement aux tables rondes du congrès national des centres de santé, il se propose d’accompagner les départements intéressés par le portage de ces structures salariées.

[6] Parti politique du président du département et majoritaire au conseil départemental au lancement du projet de création d’un centre de santé.

[7] Depuis mars 2018, et la création d’un centre de santé par la Saône-et-Loire (les républicains), la salarisation de médecin n’est plus spécifique aux municipalités. Elle est suivie par dix départements d’autres couleurs politiques (PS, Divers droite, Divers gauches, UDI, PRG et républicains). À l’échelle régionale, seul le Centre-Val de Loire a, pour l’instant, misé sur le salariat. Ce portage régional précurseur est repris dans de nombreux programmes électoraux en 2021. Cette diversification des collectivités dans la salarisation des médecins peut expliquer la nouvelle importance des élections départementales et régionales.

[8] Le nombre de médecins travaillant en centre de santé diffère des effectifs médicaux, qui ne permettent pas d’avoir un niveau de détail suffisant pour l’exploitation des données. Un médecin peut travailler sous différents types d’exercices et de structures ; plus l’exercice mixte se développe, plus le nombre d’activités sera important par rapport aux effectifs médicaux.

Pour citer cet article : 

JOUBERT Lucas « Revitaliser les territoires par le salariat en centre de santé. Une dynamique électorale transpartisane », 3 | 2024 – Villes petites et moyennes en transition, GéoProximitéS, URL : https:// geoproximites.fr/ark:/84480/2024/09/19/ vpm-ac15/