Situer le Care au cœur de la ville : le travail de reproduction en dehors du travail domestique et du travail des femmes

Situating care at the heart of the city: reproductive work outside domestic work and women’s work

Elsa Koerner
〉Docteure en sociologie
〉Le Mans université
〉UMR 6590 Espaces et sociétés

〉 elsa.koerner@lilo.org 〉

〉Article long 〉

Télécharger l'article. 2-2024 Koerner

Résumé : Cet article examine le travail de care dans l’entretien des parcs urbains à Rennes, Strasbourg et Le Mans. En définissant le care comme toute activité visant à maintenir et réparer notre monde, il montre comment les jardiniers municipaux, malgré une profession majoritairement masculine, réalisent un travail de care environnemental. L’article explore également les implications de genre dans ce travail et propose de reconnaître le care comme une composante centrale de la production urbaine durable et inclusive.

Mots-clés : care, ville, nature urbaine, écoféminisme, travail de reproduction, urbanisme, sociologie

Abstract: This article, based on fieldwork in public parks and gardens in Rennes, Strasbourg, and Le Mans, examines the maintenance work of municipal gardeners as a form of urban care, traditionally associated with female-dominated professions. It redefines care to include environmental stewardship, highlighting the role of municipal gardeners, mostly men, in maintaining urban green spaces. The study also explores gender dynamics in volunteer environmental activities, challenging traditional power relations and proposing a care-focused approach to urban planning and sustainability.

Keywords: Care, City, Urban nature, Ecofeminism, Reproductive work, Urban planning, Sociology

Cet article s’appuie sur une enquête menée sur le terrain de parcs et jardins publics à Rennes, Strasbourg et Le Mans. Ces espaces au cœur de la ville, que la végétalisation entend développer, sont divers mais ont en commun d’être dédiés aux loisirs et à la détente, caractérisés par une part conséquente de végétal (pelouses, massifs fleuris, arbustes et arbres) et des équipements ludiques. A l’issue de cette recherche, l’article propose d’envisager le travail de care en dehors des formes de travail qui y sont habituellement associées. En l’occurrence, il s’agit de démontrer que le travail d’entretien de la nature urbaine réalisé par les jardiniers municipaux, profession encore largement masculine, est un travail de care au cœur de la ville.

Tout d’abord, il est nécessaire de définir ce que l’on entend par le terme de care. Joan Tronto et Berenice Fischer le caractérisent comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible[1]» (Tronto & Fischer 1990). Cette définition présente donc le care comme une activité humaine, animée d’un objectif positif et collectif qui se rapproche de la soutenabilité de l’existence humaine. Les autrices précisent d’ailleurs vouloir inclure parmi les destinataires du care, non seulement les êtres humains, mais également l’environnement, dans une perspective dépassant l’inter-individualité de la relation de care (Tronto, 2008, 244‑45). Elles identifient des actions spécifiques – le fait de maintenir, perpétuer et de réparer – pour des bénéficiaires multiples, désignés ici très globalement par « notre monde ». Joan C. Tronto clarifie ce positionnement dans l’ouvrage Un monde vulnérable : pour une politique du care (2015). Partant de la définition de la vulnérabilité en tant que situation dans laquelle un individu ou un objet est destinataire du care, elle défend la thèse selon laquelle cette situation est une expérience universelle et ne constitue pas l’attribut de certains publics spécifiques. La reconnaissance du care passerait alors par la reconnaissance de l’universalité de la vulnérabilité.

Il y a là une piste d’émancipation pour les femmes et pour l’ensemble des personnes minorisées socialement qui sont assignées soit à la production du care soit à la vulnérabilité (physique, économique, sociale). Si la vulnérabilité est un connu en commun général, sa reconnaissance permet d’envisager un rapport au monde fondé sur les solidarités et les interdépendances davantage que sur l’essor individuel. Ainsi, la proposition de Joan C. Tronto offre une voie de dépassement théorique des procédés de minorisation sociale qui enferment les groupes minorisés, perçus au travers de stéréotypes, là où seuls les majoritaires ont accès à cette singularité individuelle (Guillaumin, 1992).

Si nous sommes toutes et tous destinataires de care à un moment de notre vie, les femmes en sont encore largement les premières pourvoyeuses[2]. Ce travail est défini par Helena Hirata en tant que « production du vivre[3] », qui mobilise des compétences et des tâches sur les plans « matériel, technique et émotionnel » et place le ou la personne qui exerce ce travail en situation de « responsabilité vis-à-vis de la vie et du bien-être d’autrui » (Hirata, 2021, p.69). Le vivre, le bien-être, ont une dimension environnementale qui raccroche ici l’entrée du care environnemental. Le présent article envisage les contradictions et les leviers dans la recherche du travail de care dans la végétalisation des villes françaises. En effet, le travail de jardinier municipal ou de jardinier d’entreprise paysagère est largement masculin[4]. Mais ce travail est-il perçu comme du care ? A l’inverse, la part des femmes dans les activités bénévoles d’entretien des espaces verts (jardins végétalisés, opérations citoyennes de propreté urbaine) est-elle interrogée ? Ces questions ouvrent-elles la voie à une remise en question des rapports de pouvoir liés au genre dans l’espace urbain ? C’est ce que propose d’explorer cet article à partir des résultats d’une recherche doctorale en sociologie conduite à Rennes, Strasbourg et Le Mans, par une enquête qualitative réalisée de 2019 à 2022 auprès des services en charge de la conception et de l’entretien des espaces verts.

Encadré de présentation de l’enquête
L’article revisite les résultats d’une recherche doctorale conduite de 2019 à 2023 à Strasbourg, Rennes et Le Mans, sur la prise en compte du genre dans la production urbaine, suivant le postulat que le tournant de la végétalisation urbaine constituait une opportunité pour intégrer cette dimension lors des opérations de réaménagement de l’espace public liées à sa désimperméabilisation.67 entretiens semi-directifs dont cinq parcours commentés, 30 sessions d’observation de réunions ou du temps de travail et surtout six semaines d’observation participante dans sept équipes de jardiniers municipaux des trois villes (trois à cinq jours par équipe) constituent le matériau de l’enquête.Les participant∙es à l’enquête sont l’ensemble des acteurs et actrices intervenant autour de l’objet, de la maîtrise d’ouvrage aux agent∙es d’exécution, en passant par des chargé∙es de missions thématiques. Ce matériau a fait l’objet d’un codage inductif, duquel ressort des thèmes autour de la nature urbaine en tant qu’objet de travail, en tant qu’infrastructure vivante, désagréable/agréable et un thème de l’appropriation/consommation des jardins publics par les usager∙es.

Dans une première partie, l’article problématise la conceptualisation du care dans une perspective féministe, c’est-à-dire concernée par les rapports sociaux de genre[5], en tant que rapports de pouvoir. La deuxième partie montrera que les parcs et jardins publics peuvent être envisagés comme des lieux de travail de care, exercé tant par les femmes que par les jardiniers municipaux, majoritairement masculins. Cette caractérisation de travail de care rend alors compte de l’effacement du travail réalisé. A contrario, la troisième partie de l’article discutera les perspectives d’une ville pensée à partir du care, dans une visée tant féministe que d’écologisation de la production urbaine.

1. Le care entre subversion et perpétuation des rapports sociaux de genre

Situer le care dans les pratiques sociales permet de mettre en lumière l’activité de travail ainsi que les relations d’interdépendance qui sont maintenues par l’exercice de ces pratiques de soin. Ainsi, les travaux sur le care offrent une lecture nouvelle de la structure des rapports sociaux, en donnant une visibilité nouvelle à des activités généralement déqualifiées.

En effet, les activités de soin à autrui concernent par exemple le soin aux enfants ou aux personnes âgées et malades et plus généralement les tâches domestiques. Le care peut se traduire en français par le « souci de ». Se soucier du maintien en bon état du foyer par le ménage, les courses, l’économie domestique correspond à un ensemble d’activités assignées aux femmes et invisibilisées. L’étude du travail domestique au prisme de la division sexuée du travail a fondé l’approche sociologique du rapport des femmes en ville (Denèfle, 2004), comme en témoigne les recherches initiales de Sylvette Denèfle sur les lessives (1995). 

La géographie avait déjà mis en évidence les effets de la division sexuée du travail sur les mobilités urbaines des femmes (Coutras, 1993). Des travaux plus récents montrent une connaissance plus étendue et complexe de la géographie urbaine des femmes qui ont la charge des tâches domestiques (Luxembourg, Faure & Hernandez-Gonzalez, 2017). Ainsi la notion de care peut être employée pour rendre compte des dispositions et des compétences spatiales que crée le travail domestique, ainsi qu’une représentation de la ville dans un enchevêtrement d’interdépendances.

La portée émancipatrice des mouvements politiques féminins sur la base de l’investissement d’espaces publics de travail domestique, tels que les jardins partagés ou les cuisines collectives, fait débat. Ainsi, certain∙es y voient des espaces d’expérimentation, d’appropriation voire de remise en cause de l’ordre hétérosexuel entre femmes (Moore & al. 2014), d’autres pointent les risques d’instrumentalisation du « maternalisme » dans ces espaces, si aucune stratégie spécifique n’est mise en œuvre pour l’articulation du travail salarié et bénévole (Engel-Di Mauro, 2018). Silvia Federici a alerté sur l’instrumentalisation de la participation des femmes à la sécurité alimentaire (2012). De même, au sujet de l’Amérique du Sud, Jules Falquet et Hélène Le Doaré (1994) ont montré que la revendication de la participation politique des femmes, en raison de leurs rôles sociaux domestiques, perpétuait l’organisation des rapports sociaux de genre.

2. Situer le travail de care dans les parcs et jardins publics urbains

Sur le terrain étudié, les jardiniers et techniciens rapportent que les activités bénévoles telles que le jardinage collectif ou les opérations de nettoyage bénévole de l’espace public sont majoritairement investies par les femmes.

On est en train de parler de bien public tout ça, j’pense aussi à ce qui a été fait avec les associations, Nettoie ton [Quartier]. C’est aussi des femmes qui étaient à l’origine de ça, qui ont pris ça en mains et toutes les réunions que j’ai faites, moi, enfin vraiment celles qui étaient actrices de ça c’était des jeunes femmes et des femmes qui avaient 70-75 ans et voilà… a contrario, très peu d’hommes quoi.

Technicien, Entretien du 23 juillet 2019, Rennes

Est-ce que du coup y’a encore… J’pense qu’y’a une sensibilité qui est… pas la même. Du point de vue associatif aussi. Après y’a aussi encore malheureusement sur certains, bah l’homme travaille, a moins de temps disponible, et les femmes qui s’investissent dans des associations ont plus un temps partiel ou quelque chose comme ça donc elles donnent plus de leur temps mais en général c’est ça hein.

Technicienne, Entretien du 23 juillet 2019, Rennes

Dans ce cas, la technicienne référente, qui encadre et coordonne le travail d’un des quatre secteurs de la ville, souligne la dimension d’inégalité face à l’emploi pour expliquer l’investissement bénévole des femmes. L’extrait souligne également une différence de sensibilité. Cela prend régulièrement un tour de reproche à l’encontre des hommes dont l’attitude serait davantage consumériste. L’analyse des discours rend compte de la régularité des descriptions positives des usages des parcs par les femmes et à l’inverse, les pratiques réprouvées sont décrites au masculin. Les usages qui sont associés aux femmes sont liés à des pratiques familialistes. Or Colette Guillaumin pointait que l’emploi positif des stéréotypes produisait les mêmes conséquences de perpétuation des rôles sociaux des groupes minorisés (Guillaumin, 1980). 

Ainsi on peut s’interroger sur la portée des efforts d’objectivation de l’implication des femmes dans des actions de careenvironnemental. A Strasbourg, un travail d’analyse des données des détenteurs et détentrices de permis de végétaliser, selon le genre, est en cours. Il contribuera à situer le care en ville. Associé au budget sensible au genre, nous pouvons estimer qu’il pourra intégrer la dimension de pouvoir et d’inégalité de genre dans la contribution au care et sa réception.

A l’inverse, les femmes sont considérées comme vulnérables, y compris du fait de la prégnance de l’enjeu des violences sexistes et sexuelles dans la représentation du problème du genre de la ville. Dans ce contexte, l’imbrication du discours laudatif sur les femmes le proposition viserait donc à produire une ville sécurisante, qui prend en compte la « vulnérabilité sociale des femmes » (Lieber, 2008, p.57). Cette ambition présente le risque d’être soluble dans des propositions d’aménagement perpétuant les rapports de pouvoir dans l’espace public, tels que des dispositifs de « prévention situationnelle » (Gosselin, 2015) qui pourrait contribuer à intensifier la marginalisation des hommes subissant la relégation socio-économique et les discriminations dans l’espace public (van den Berg & Chevalier, 2018).

3. Les jardiniers municipaux comme travailleurs du care

Je sais qu’à Bonnétable ils en ont plantés des chênes verts, c’est vrai que ça souffre pas. Et nous on en a deux ou trois qui poussent sur le secteur, dont un que j’ai gardé. C’est au bord de la Sarthe : en entretenant la souche j’me disais, ‘tain il est sympa celui-là ! Et j’ai pas envie de l’enlever, j’ai plutôt envie de tailler dans les vieux arbres à côté pour le (siffle et mime la croissance de l’arbre), le laisser pousser. J’en ai parlé au gars responsable des plantations et puis euh il me fait « mais [Jean-Luc] t’as bien raison ». Et je crois, c’est un peu ce que je dis aux gars, c’est un peu comme ça qu’il va falloir qu’on travaille !

Jean-Luc (Responsable d’équipe de jardiniers, Le Mans), Parcours commenté du 25 août 2020, Le Mans

Dans cet extrait, ce responsable d’équipe en fin de carrière présente une piste d’écologisation des pratiques des jardiniers municipaux qui rejoint l’idée de « faire avec » la nature. Elle suppose un changement de paradigme faisant passer en priorité l’entretien sur la production en privilégiant les plantules spontanées donc indigènes. Cet extrait résume bien les pratiques observées sur les trois terrains qui montrent un travail au service de la production du vivre, à partir du développement de végétaux vulnérables. On peut en conclure à un travail de care environnemental réalisé par les jardiniers municipaux, qui préservent la nature végétale dans un milieu urbains soumis à de multiples pressions.

Par ailleurs, investiguer le travail domestique, le travail de reproduction ou le travail de care permet de rendre visible des formes de travail déqualifiées, ainsi que d’étudier les mobilisations autour de la visibilisation et de la reconnaissance de formes marginalisées de travail (Molinier, Boursier & Mercier-Millot, 2021). Or il se trouve que le travail du jardinier municipal subit un processus de déqualification et d’externalisation dans un contexte austéritaire. Il en résulte une réduction de l’attractivité du métier, d’après les jardinier∙es interrogé∙es. L’un d’entre eux (Adjoint à l’agente de maîtrise d’une équipe, Strasbourg) considère même que la gestion différenciée est moins un processus d’écologisation de l’entretien des espaces verts[6] qu’une manière de compenser le zéro-phyto sans engager davantage de jardinier∙es. Il résulte de l’enquête que les jardinier∙es tendent à ressentir une « précarisation subjective » dans leur rapport à leur travail (Linhart, 2012 ; Koerner & El Moualy, 2023). Celle-ci se couple à la crainte de l’externalisation croissantes de missions d’entretien, qui conduiraient à précariser les services publics d’entretien des espaces verts, d’après un certain nombre d’enquêté∙es. En ce sens, nos résultats font écho aux travaux de Marion Ernwein (2019) sur l’externalisation aux entreprises privées et aux bénévoles de certaines missions. 

Celles-ci contribuent à l’intensification de la division du travail entre les tâches qualifiées et les tâches les moins valorisées d’entretien (désherbage, nettoyage). Ces dernières sont externalisées par le recours au travail gratuit ou à des entreprises d’insertion professionnelle, comme à Strasbourg pour la relève des poubelles publiques. On retrouve ici des résultats proches de ceux de Maud Simonet et John Krinsky (2017) sur la mise au travail des allocataires des aides sociales dans le travail de nettoyage des parcs à New York. La sociologue et le politiste ont investi ce terrain dans le cadre de leurs recherches sur les formes d’invisibilisation du travail dans la sphère domestique et sur le marché du travail, en tant que processus de dévalorisation du travail significatif du travail de care (Krinsky & Simonet, 2012).

A l’inverse, les tâches de création d’aménagements ne sont plus réalisées en régie qu’à Rennes : elles sont le plus souvent confiées à des entreprises de paysage. Ainsi le champ des compétences des jardinier∙es des services municipaux s’amincit, pris en étau entre deux processus d’externalisation, qui fait peser les craintes sur l’avenir du métier. Cette évolution peut se penser théoriquement à partir des représentations du jardin public en dehors des rapports de production, où l’on voit une nature qui appelle des soins et non un « travail », car on n’en tire pas de revenus (Sansot, 1995, p.93). Dès lors, parler en termes de care des activités qui contribuent à la reproduction du végétal urbain participe aussi à l’effacement du travail.

4. Perspectives pour une ville tournée vers le care

Identifier le care dans des pratiques masculines participe donc à l’extraire d’une association systématique aux femmes. Plus généralement, intégrer le care dans l’espace public et collectif pourrait structurer une nouvelle écologie urbaine répondant aux enjeux de la résilience des villes face au dérèglement climatique. Dans ce contexte, quelles perspectives théoriques permettent d’envisager une nouvelle centralité du care dans la production urbaine, sans reproduire les assignations sexuées et les stéréotypes de genre ?

Si ce débat se pose ainsi, c’est aussi qu’il a largement structuré la dispute scientifique des théories de l’écoféminisme. En effet, cette conceptualisation des liens entre les luttes pour l’émancipation des femmes et des luttes écologistes a animé les espaces militants et académiques internationaux dans les années 1980 et 1990[7]. Or la notion de care, apparue sur la même période (Gilligan, 1982) a inspiré des propositions sur l’éthique environnementale, comme l’empathie engagée (engaged empathy) (Gruen, 2009) ou l’universal public caring proposé par la théoricienne écoféministe Ariel Salleh (2017) qui proposent une généralisation du care. A l’inverse, Sherilyn MacGregor plaide pour une mise à distance de l’écoféminisme et de la référence au care, car leur association empêcherait de penser ce que serait une morale féminine dans des conditions d’égalité entre les femmes et les hommes (MacGregor, 2004). Selon elle, il y a un écueil méthodologique et théorique dans le fait de penser une continuité de dispositions éthiques à travers le changement social, alors même que l’on a situé l’origine sociale du care dans l’exploitation du travail féminin (ibid.).

L’association entre care et femmes suscite la crainte d’une impasse théorique et pratique pour le changement social féministe en enfermant les femmes dans leurs rôles sociaux. Or, lorsqu’on reprend la définition du care proposée par Joan C. Tronto et Berenice Fischer, on constate que les activités visant à « maintenir, perpétuer, réparer » (Tronto & Fischer, 1990) se rapprochent d’activités traditionnellement masculines. Les activités de maintenance, de bricolage ou de mécanique ne sont pas l’apanage des femmes[8]. Dans notre enquête, nous avons identifié le travail des jardinier∙es en tant que métier du care dans l’espace public. Les jardins publics sont donc doublement des espaces du care, pour leurs usager∙es comme pour celles et ceux qui les entretiennent. En ce sens, nos résultats se rapprochent des repair and maintenance studies, développées dans l’espace francophone par David Pontille et Jérôme Denis, à partir du cas des services de propreté urbaine (Denis & Pontille, 2022). Ainsi est proposé un nouveau paradigme d’analyse de l’espace urbain, en faisant prévaloir la reproduction avant la production.

C’est ce que proposent des urbanistes et architectes féministes également, comme Anita Larsson (2006) en Suède et Dolores Hayden (1984) aux Etats-Unis. La première montre le développement inégal de la prise en compte du genre en Suède et insiste sur l’importance d’intégrer une perspective de genre dans l’urbanisme stratégique, afin de fonder la production urbaine sur un équilibre entre travail de production et travail de reproduction. Ainsi, les données des enquêtes sur la mobilité et les pratiques de la ville des femmes, en raison de leurs tâches domestiques, pourraient être investies dans la conception d’un tissu urbain organisé sur le polycentrisme. C’est ce que cherche à mettre en œuvre la Ville de Vienne[9]. De son côté, Dolores Hayden suggère de rendre collectifs un ensemble de services liés aux tâches domestiques – cuisines, crèches, lingeries… – et parle de « domestication » de la ville pour définir ce changement (Hayden, 1984). Ensemble, ces deux propositions participent à sortir le travail de care ou le travail de reproduction de la sphère domestique, pour en faire une affaire publique et collective.

Associée à l’identification du care dans des pratiques masculines, la recherche d’une nouvelle centralité du care dans la production urbaine permettrait non seulement de reconnaître que nous sommes tous vulnérables (Tronto, 2015), mais aussi partager la charge du travail de care. Or, dans un contexte de dérèglement climatique et d’épuisement des ressources, l’idée du zéro artificialisation nette et de la reconstruction de la ville sur elle-même s’imposent comme des solutions pour la production urbaine. Le débat sur le réemploi des sols, la dépollution et la place du végétal en ville s’articule alors de façon pertinente à la proposition de centralité du care. En effet, dans les deux cas, la gestion du tissu urbain est analysée sous la focale de la reproduction.

Conclusion

Dans cet article, nous avons présenté les enjeux théoriques d’une approche sociologique du care en ville. Tout d’abord, conçu comme un travail, le care permet d’identifier les processus de déqualification à l’œuvre dans des métiers tels que celui de jardinier communal. Ensuite, on peut concevoir le travail de manière relationnelle, en particulier avec les bénéficiaires de ce travail – autrui ou, en l’occurrence, la nature urbaine. Toutefois la notion de care pose question en raison de son procédé laudatif pour désigner des activités relevant de l’exploitation féminine. Dès lors, situer le care en ville pose l’enjeu de la reconnaissance et de la valorisation du travail des femmes, ainsi que de la perpétuation des stéréotypes de genre.

Nous avons alors montré des perspectives pour dépasser les risques contenus dans la référence au care, en proposant d’en faire une nouvelle centralité de l’analyse de la production urbaine, par l’identification du care au-delà du champ des activités féminines d’une part, et de la production urbaine, par la mise en commun d’espaces du care, d’autre part.

Une autre question théorique se pose alors. Elle était déjà soulevée par Joan C. Tronto elle-même. En effet, l’autrice fait remarquer que « le champ du care est immense. En fait, lorsque nous commençons à y réfléchir ainsi, il absorbe une grande part de l’activité humaine[10] » (Tronto, 2008, p. 245). Afin de restreindre les activités relevant du care, de sorte qu’il puisse être un critère analytique opérant, Joan C. Tronto insiste sur la finalité de l’action de care pour discerner parmi les tâches et les métiers. Ainsi par exemple, elle exclut les métiers de la protection, comme la police, du champ du care, parce que la motivation en serait fondée sur les présupposés sur des intentions malfaisantes plutôt que sur les besoins exprimés par autrui (ibid., p. 247). Dès lors, cette définition du care par la finalité d’un procédé actif renoue avec une définition éthique du care

En ce sens, situer le care en ville nécessite fondamentalement pose des questions de méthodologie relative à l’identification des motivations des participant∙es à une enquête. Par exemple, en ce qui concerne les jardinier∙es de notre enquête, la part de care dans leur activité peut également relever de la régulation et du contrôle social puisque les aménagements sont déterminés en fonction des besoins perçus des habitant∙es (et parfois de la crainte d’intentions malveillantes). De même, en raison de l’écologisation des pratiques couplée à une réduction budgétaire, leur travail consiste essentiellement en des tâches de désherbage qui semblent s’opposer à une définition du « maintien de la vie ». Le recours au concept de care ouvre donc un ensemble de questions théoriques et méthodologiques.

Références bibliographiques :

Berg, M. van den & Chevalier D.. 2018. « Of “city lounges”, “bans on gathering” and macho policies – Gender, class and race in productions of space for Rotterdam’s post-industrial future ». Cities 76 (juin): 36‑42. https://doi.org/10.1016/j.cities.2017.03.006.

Burgart Goutal J., 2017. « L’écoféminisme : régression ou révolution ? » In Féminismes du XXIe siècle : une troisième vague ?, 87‑102. Archives du féminisme. Rennes: Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.3917/pur.berges.2017.01.0087.

Burgart Goutal J., 2020. Etre écoféministe: théories et pratiques. Versus. Paris: L’échappée.

Denèfle S., 2013. Femmes et villes. Perspectives Villes et Territoires. Tours: Presses universitaires François-Rabelais. http://books.openedition.org/pufr/333.

Denis J. & Pontille D., 2022. Le soin des choses. Politiques de la maintenance. Collection « Terrains philosophiques. La Découverte.

Engel-Di Mauro S., 2018. « Urban community gardens, commons, and social reproduction: revisiting Silvia Federici’s Revolution at Point Zero ». Gender, Place & Culture 25 (9): 1379‑90. https://doi.org/10.1080/0966369X.2018.1450731.

Federici S. 2012. « The unfinished feminist revolution ». The Commoner 15: 185‑97.

Gaard G., 2011. « Ecofeminism Revisited: Rejecting Essentialism and Re-Placing Species in a Material Feminist Environmentalism ». Feminist Formations 23 (2): 26‑53. https://doi.org/10.1353/ff.2011.0017.

Gilligan C., 1982. In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development. Cambridge, MA: Harvard University Press.

Gosselin C., 2015. « La rénovation urbaine et le modèle de « l’espace défendable » : la montée en puissance des enjeux sécuritaires dans l’aménagement ». Métropolitiques, novembre. https://metropolitiques.eu/La-renovation-urbaine-et-le-modele.html.

Gruen L., 2009. « Attending to nature: empathetic engagement with the more than human World » Ethics & the Environment 14 (2): 23‑38.

Guillaumin C., 1980. « Emploi positif et négatif des stéréotypes ». Enfance 33 (4): 198‑99. https://doi.org/10.3406/enfan.1980.3345.

Guillaumin C., 1992. Sexe, Race, et Pratique du pouvoir. Paris: Côté-femmes.

Hayden D., 1984. Redesigning the American dream: the future of housing, work, and family life. New York: W.W. Norton.

Hirata H. S., 2004. Dictionnaire critique du féminisme. Politique d’aujourd’hui. Paris: Presses Univ. de France.

Krinsky J. & Simonet M. 2012. « Déni de travail : l’invisibilisation du travail aujourd’hui Introduction. Introduction ». Sociétés contemporaines 87 (3): 5‑23. https://doi.org/10.3917/soco.087.0005.

Krinsky J. & Simonet M., 2017. Who Cleans the Park?: Public Work and Urban Governance in New York City. Chicago, IL: University of Chicago Press. https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/W/bo25338739.html.

Larsson A., 2006. « From equal opportunities to gender awareness in strategic spatial planning: Reflections based on Swedish experiences ». The Town Planning Review 77 (5): 507‑30.

Le Doaré H. & Falquet J., 1994. « Les mouvements des femmes en Amérique latine : un questionnement exogène ». Multitudes (blog). 1994. https://www.multitudes.net/Les-mouvements-des-femmes-en/.

Lieber M., 2008. Genre, violences et espaces publics: la vulnérabilité des femmes en question. Fait politique. Paris: Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

Linhart D. 2012. « VI. L’émergence d’une « précarité subjective » chez les salariés stables ». In Crise sociale et précarité, 127‑44. Questions de société. Nîmes: Champ social. https://doi.org/10.3917/chaso.forti.2012.01.0127.

Luxembourg C., Faure E. & Hernandez-Gonzalez E., 2017. La ville, quel genre ?, Montreuil, Editions Le Temps des Cerises

MacGregor S., 2004. « From Care to Citizenship: Calling Ecofeminism Back to Politics ». Ethics & the Environment9 (1): 56‑84. https://doi.org/10.1353/een.2004.0007.

Molinier P., Boursier L. & Mercier-Millot S., 2021. La production du vivre. Travail, genre et subalternités. Psychanalyse en questions. Paris: Hermann. https://www.cairn.info/la-production-du-vivre–9791037006721.htm.

Moore N., Church A., Gabb J., Holmes C., Lee A. & Ravenscroft N.. 2014. « Growing Intimate Privatepublics: Everyday Utopia in the Naturecultures of a Young Lesbian and Bisexual Women’s Allotment ». Feminist Theory 15 (3): 327‑43. https://doi.org/10.1177/1464700114545324.

Salleh A., 2017. Ecofeminism as Politics: Nature, Marx and the Postmodern. Londres: Zed Books Ltd.

Sansot P., 1995. Jardins publics. Paris: Ed. Payot & Rivages.

Tronto J. C., 2008. « Du care ». Revue du MAUSS 32 (2): 243‑65. https://doi.org/10.3917/rdm.032.0243.

Tronto J. C., 2015. Un monde vulnérable: pour une politique du care. Traduit par Hervé Maury. Paris: La Découverte.

Tronto J. C. & Fischer B.. 1990. « Toward a Feminist Theory of Caring ». In Circles of Care: Work and Identity in Women’s Lives, par Professor of Health Services and Women’s Studies Emily K. Abel, Emily K. Abel, Margaret K. Nelson, et Professor Margaret K. Nelson, 35‑62. Albany, New York: SUNY Press.

Verschuur C., 2018. « Les paysannes ignorées. Petite production paysanne, changements agraires et inégalités de genre ». In Genre, changements agraires et alimentation, 13‑21. Cahiers genre et développement. Genève: Graduate Institute Publications. https://doi.org/10.4000/books.iheid.5236.


[1] La traduction employée ici est issue de l’article suivant : Tronto, Joan C. « Du care ». Revue du MAUSS 32, nᵒ 2 (2008): 243‑65. https://doi.org/10.3917/rdm.032.0243.

[2] D’après les statistiques de l’Organisation Internationales du Travail, en moyenne, 67% des emplois de care sont occupés par des femmes dans le monde, et 76% en France, en 2023. (https://ilostat.ilo.org/fr/where-women-work-female-dominated-occupations-and-sectors/ )

[3] Avec Philippe Zarifian, elle définit cette notion dans l’entrée « Travail (le concept de) » du Dictionnaire critique du féminisme (Hirata et Zarifia, 2004).

[4] Au cours de l’enquête menée, la part des femmes dans les équipes des services d’entretien des espaces verts est d’environ 12% à Rennes, par exemple.

[5] Nous définissons le genre comme le système bicatégoriel (femmes/hommes) normatif et hiérarchisant, structurant et justifiant le système patriarcal. Cette définition reconnaît que les catégories femmes et hommes sont avant tout normative et que le rapport au genre des individus dépasse matériellement et biologiquement ces deux seules catégories, qui structurent néanmoins la définition de l’identité et du rôle social des individus dans le patriarcat. Néanmoins, parmi les théories féministes matérialistes, certaines parlent de rapports sociaux de sexe pour insister sur le rôle que joue le sexe comme aiguillon de la définition des deux catégories sociales mises en opposition, à savoir les hommes et les femmes. Ces propositions ont en commun de considérer féministe l’approche relationnelle de ces catégories, structurées par un rapport de pouvoir, contrairement à une approche focalisée sur la seule perspective des femmes (voir par exemple Denèfle, 2013, p. 39).

[6] La gestion différenciée consiste à limiter la tonte par exemple, ce qui a pour effets de réduire la température au sol, de favoriser la biodiversité et de réduire la consommation d’énergie liée à l’entretien des prairies.

[7] Voir par exemple les travaux de Jeanne Burgart-Goutal (2020; 2017) ou de Greta Gaard (2011) pour une rétrospective critique.

[8] Sur nos trois terrains, la part des femmes dans les équipes de jardinier∙es est d’environ 12%.

[9] La Ville de Vienne est considérée comme une ville pionnière en matière de prise en compte du genre dans la production urbaine (Koerner, 2023). Un guide présentant les politiques menées sur ce plan est disponible ici en anglais : https://www.wien.gv.at/english/administration/gendermainstreaming/principles/manual.html

[10] Christine Verschuur perçoit aussi un travail de care dans l’agriculture, quand il s’agit d’une agriculture vivrière (Verschuur 2018).

Pour citer cet article :

KOERNER Elsa « Situer le care au coeur de la ville : le travail de reproduction en dehors du travail domestique et du travail des femmes », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-al6/