Les poulaillers urbains partagés, des espaces d’expérimentation et d’apprentissage du care

Shared urban chicken coops: spaces for experimenting and learning about care

Clara Lyonnais-Voutaz
〉Doctorante contractuelle en géographie et aménagement
〉Université Jean Moulin Lyon 3 
〉UMR 5600 Environnement, Ville, Société

〉clara.voutaz@ens-lyon.fr 〉

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Mots-clés : Care, jardins partagés, poulaillers partagés, nature en ville, voisinage.

Abstract: As nature increasingly belongs in city policies, shared chicken coops constitute an interesting prism to learn about care in the city and experiment with it. Indeed, these spaces lie at the crossroads of different forms of proximity (geographical, organised and even virtual) and contribute to the development of neighbourly relations and care towards both human and non-human living creatures.

Keywords: Care, shared gardens, shared urban chicken coops, nature in the city, neighbourhood.

La biophilie, loin d’être le fruit d’un intérêt spontané, est, dès l’enfance, au cœur d’un apprentissage conditionné par différents dispositifs (Vitores, 2019) de mise en relation avec des éléments dits naturels, qui structurent le développement d’un sentiment de care vis-à-vis de la nature. Il est lui-même une des modalités de l’apprentissage (Chawla, 2007). Le care apparaît alors comme une approche intéressante pour analyser les renouvellements des dispositifs qui supportent ces relations. En effet, il place au cœur de l’analyse des liens avec les animaux non seulement le soin et l’attention mais aussi la notion de responsabilité. Le care serait donc une qualité à développer vis-à-vis de nos environnements et en cela, les initiatives de nature en ville participeraient à son apprentissage dans le cadre de projets de proximité. 

Les poulaillers partagés font partie de ces dispositifs aux fonctions multiples qui sont mobilisés car ils permettent de favoriser une production alimentaire de proximité et surtout l’établissement de relations sociales par le biais des animaux. Ainsi, ces initiatives regroupent un petit collectif d’habitants au sein d’une association et font l’objet d’une gestion collective. Au cœur de ce dispositif se trouve la proximité : proximité géographique permanente (Bourdeau-Lepage & Huriot, 2009) entre le lieu d’habitation et le poulailler, mais aussi proximité organisée (Torre & Filippi, 2005), sociale et affective, entre les membres humains du collectif et entre les habitants et les poules. En outre, les quatre phases du care, définies par Joan Tronto (2009) – « se soucier, prendre en charge, prendre soin et recevoir le soin » – et les quatre éléments éthiques qui leur sont associés – « l’attention, la responsabilité, la valorisation et l’acquisition de compétences, la réceptivité aux soins reçus » – correspondent aux discours et aux pratiques de ces collectifs tournés vers le soin du vivant au sens large. 

Cet article vise donc à étudier comment les poulaillers partagés urbains permettent, à une échelle microlocale, de recréer un collectif interspécifique au sein duquel le care est non seulement une valeur commune mais aussi un travail (Hirata, 2021) et l’objet d’un apprentissage par le biais d’un dispositif encore inhabituel pour les citadins. Pour cela, nous appuierons notre étude sur une enquête menée sur trois poulaillers collectifs insérés dans des jardins partagés : celui du jardin partagé du Landry (Rennes) (figure 1), celui du Jardin des Possibles (Chantepie, dans l’agglomération de Rennes) et celui de l’Oasis Citadine (Montpellier), à partir d’observations participantes (35 heures réparties en 17 observations) et de 12 entretiens semi-directifs. Ces trois exemples sont représentatifs d’une enquête plus importante menée entre juin 2022 et septembre 2023, sur 10 poulaillers partagés (dans les agglomérations de Rennes, Montpellier et Strasbourg). Elle comporte 32 entretiens semi-directifs avec des habitants et environ 85 heures d’observation participante. 

Figure 1 : Le poulailler s’insère dans un ensemble plus important. Une table de pique-nique a été installée à la demande de l’association. Le poulailler, ici à droite, donne sur un chemin transversal du parc. Un panneau en bois permet à l’association de transmettre des informations sur les évènements à venir. De l’autre côté du chemin se trouvent le local de l’association, le jardin et les composts. Le poulailler se trouve en position centrale dans les infrastructures du lieu et au croisement de deux chemins du parc, ce qui en fait un lieu de rencontre privilégié avec les voisins et les passants. Source : Lyonnais-Voutaz, Parc du Landry, Rennes, 28/06/2022

1 . Le dispositif spatial du poulailler partagé comme espace d’apprentissage d’une relation de care au vivant

Le dispositif spatial du poulailler et du jardin partagés apparaît dans les discours comme un espace d’apprentissage du care vis-à-vis d’autres formes de vivant. Les membres des associations insistent sur l’importance du « prendre soin » de la nature, du jardin et des animaux comme d’un écosystème fonctionnant en synergie : ils s’inscrivent ainsi, de façon explicite ou non, dans la démarche de la permaculture dont les principes fondamentaux sont « prendre soin de la terre », « prendre soin des humains » et « partager équitablement les ressources » (Holmgren, 2002). Ces principes sont d’ailleurs enseignés à l’Oasis Citadine, une ferme urbaine de Montpellier, lors des journées mensuelles d’initiation à la permaculture et d’ateliers comme « prendre soin de ses ruches ». En dehors du temps de formation, les associations concernées insistent sur les aspects d’apprentissage et d’entraide entre les membres qui permettent l’acquisition de compétences relatives au jardinage et à la connaissance de la nature de manière plus générale, éléments qui font partie du care au sens de Joan Tronto (2009).

La dimension de formation est présente dans l’ensemble des poulaillers partagés et fait partie des motivations énoncées, avec une focalisation sur l’apprentissage des enfants, en particulier lorsqu’ils ne vivent pas au contact des animaux :

« Les poules c’est vraiment le point d’entrée de tous les enfants. […] Ce sont des animaux qu’ils ne connaissent pas donc ça les fascine un peu : il y a à la fois une crainte et une fascination […] et en même temps ils savent très bien d’où ça vient les œufs. […] C’est intéressant parce qu’effectivement on peut mettre beaucoup de choses derrière : de s’en occuper, d’aller chercher les œufs, ça peut responsabiliser beaucoup. » (Un responsable de l’Oasis Citadine, Montpellier, 29/11/2022)

Dans ce cas, la participation de la famille aux soins des poules et à la vie quotidienne du poulailler apparaît comme une occasion d’apprendre à prendre soin et de développer ce care. La notion de responsabilité (Laugier, 2015) vis-à-vis d’un être vivant est également convoquée avec l’idée que chacun est responsable du bien-être des animaux et doit s’en soucier. Ce soin est décrit comme intégré à une forme de routine des habitants : 

« [Ce sont] des réflexes, c’est-à-dire qu’on va au jardin et la première chose qu’on fait, c’est aller voir les poules, voir si tout va bien, si elles ont à manger, à boire. Mais c’est quelque chose qui est naturel en fait, on n’a jamais eu à dire à quelqu’un : « tu dois t’occuper des poules » […]. » (Un membre du poulailler de Chantepie, 10/07/2023)

Ils soulignent que le care et la responsabilité du soin sont plus conscients vis-à-vis des animaux que vis-à-vis des plantes. Mais le fait de se soucier au quotidien d’animaux domestiques est un vecteur pour développer progressivement un carevis-à-vis des vivants autres qu’humains et des voisins humains. 

2 . Autour de l’animal, développer des relations de voisinage basées sur le care pour recréer des communautés

Si les poulaillers et les jardins partagés permettent de développer une forme de care vis-à-vis du vivant animal et végétal, ces espaces d’échange et de collaboration apparaissent comme une occasion de développer des relations de voisinage (Zask, 2022) basées sur le care pour recréer des collectifs de proximité à l’échelle d’un quartier, d’une commune ou d’une agglomération. Ainsi, Joëlle Zask souligne que « le voisin se définit par sa proximité géographique » mais aussi par des pratiques et des rencontres partagées qui préparent « à considérer le monde extérieur comme un environnement partagé entre des êtres différents » (2022), dans lequel la relation est « fin et non moyen » (2020) et participe à construire une société de voisins. Ces éléments traversent la production des villes contemporaines où la place de l’animal est réévaluée notamment pour ses bienfaits sociaux et est au cœur d’un discours sur le lien social, à l’image de celui tenu sur les jardins partagés (Mestdagh, 2015). En effet, les membres de ces associations soulignent que les animaux leur ont permis de rencontrer des voisins qu’ils n’auraient pas croisés autrement, alimentant un discours sur la distension des liens sociaux en contexte urbain (Paddeu, 2021) :

« [Le poulailler] reste plus pour faire du lien […] de proximité, ce qui manque souvent dans les immeubles, dans les ensembles. Et là vous voyez par exemple ce jardin il est au milieu d’une zone pavillonnaire où les gens sont quand même très aisés […] mais de l’autre côté c’est un secteur locatif. Ces gens se rencontrent au jardin et au poulailler, ils n’auraient jamais l’occasion de se rencontrer autrement, jamais. […] Il y a quelque chose qui réunit des gens qui ne se seraient pas rencontrés autrement. » (Une responsable du poulailler du Landry, Rennes, 15/07/2022)

Ce discours insistant sur le lien social est néanmoins à nuancer étant donné le profil socio-économique des quartiers où sont installés les poulaillers étudiés et des associations qui les portent[1]. En effet, les observations soulignent une relative homogénéité socio-culturelle des membres les plus actifs et présents des associations (Mestdagh, 2015). Elles montrent aussi que le poulailler peut devenir un espace de rencontre avec d’autres populations, qui n’adhèrent pas à l’association mais passent devant le poulailler. La mixité est donc ici fortement dépendante du contexte géographique : si le poulailler est localisé dans un quartier mixte socio-économiquement, il peut devenir un espace de rencontre et de mixité sociale mais s’il contribue à construire une proximité, il ne construit pas à lui seul une mixité socio-spatiale. 

Le fait de partager le soin et la responsabilité du bien-être des poules constitue un objet de care commun autour duquel une communauté se crée et se soude par des échanges, notamment dans le cadre d’une proximité virtuelle (Bourdeau-Lepage & Huriot, 2009) via des groupes de discussion, tels que WhatsApp où des photographies sont échangées, ainsi que par des expériences partagées, comme l’accueil de poussins dans la ferme urbaine montpelliéraine à l’automne 2022 ou le vol de la quasi-totalité des poules dans un poulailler rennais en juillet 2022. La vie quotidienne autour du poulailler permet aussi des moments de partage. Selon les poulaillers, le travail du care se structure de manière variable. Au poulailler du parc du Landry par exemple, un planning permet d’établir qui doit s’occuper des poules chaque semaine : les membres de l’association sont répartis en quatre « équipes »[2] de six familles, et chaque semaine une équipe est en charge des poules (ouverture le matin et fermeture le soir du poulailler, gestion de l’eau et de la nourriture, nettoyage journalier). Au sein de cette équipe, les membres se répartissent les tâches et les jours. Les nettoyages de fond, plus rares, sont effectués par l’ensemble des membres disponibles. Néanmoins, les membres insistent sur la souplesse de l’organisation, au sein de laquelle les personnes retraitées occupent une place importante étant donné leur disponibilité. L’ensemble des membres interrogés est solidaire de cette attention aux poules et à leur bien-être, même si certaines membres sont identifiées comme les responsables du poulailler.

Les membres de l’association se rassemblent ainsi chaque samedi matin à côté du poulailler pour faire un bilan de la semaine écoulée, partager les œufs entre tous les membres et passer le relais aux membres qui seront en charge des poules la semaine suivante. Si ces objectifs sont atteints en une dizaine de minutes, la réunion dure souvent plus d’une heure car elle est l’occasion de discuter, de partager des récoltes ou des confitures, et de prendre des nouvelles les uns des autres. Les poules sont un objet de discussion mais apparaissent donc surtout comme un prétexte à l’organisation de ces temps structurant pour l’association. 

Ces moments collectifs sont également l’occasion d’habiter pleinement des espaces du quartier, qui ne sont que traversés ou peu appropriés dans d’autres circonstances tels que certains parcs urbains ou certaines zones périphériques : 

« J’ai entendu des gens qui promènent leur chien tous les jours […] et qui disent « avant je ne passais jamais par-là […] maintenant je vais tout le temps tout le temps par le poulailler parce que je sais que là-bas je trouverai des gens pour discuter ». Ils ont changé leur itinéraire. » (Une responsable du poulailler du Landry, Rennes, 15/07/2022)

Les poulaillers partagés permettent donc d’habiter les espaces de la proximité géographique permanente (Bourdeau-Lepage & Huriot, 2009) au sens plein en les pratiquant, en les transformant et en se les appropriant.

Changer d’échelle du care, de la proximité à la globalité 

Si l’étude des poulaillers et jardins partagés donne à voir un discours sur le care à une échelle microlocale, il a également une portée plus générale. Il met en avant une volonté, parfois présentée comme un besoin, de développer le care dans les espaces de proximité à travers les relations de voisinage mais aussi à travers des pratiques concrètes du soin de la terre, selon la permaculture, et de ses habitants humains et non-humains. Le care produit donc ici des formes de proximité organisée, initialement autour du soin d’un animal ou d’un jardin, qui participent ensuite au tissage de liens à la fois entre humains, entre humains et animaux non-humains, et plus largement entre des habitants et leur environnement.

Références bibliographiques :

Bourdeau-Lepage L. & Huriot J.-M., 2009, « Proximités et interactions : une reformulation », Géographie, économie, société, vol. 11, no 3, Lavoisier, p. 233-249 (en ligne : https://www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2009-3-page-233.htm).

Chawla L., 2007, « Childhood Experiences Associated with Care for the Natural World: A Theoretical Framework for Empirical Results », Children, Youth and Environments, vol. 17, 2007, p. 144-170.

Haraway D., 2003, The companion species manifesto: dogs, people, and significant otherness, Chicago, États-Unis d’Amérique, Prickly Paradigm Press.

Hirata, H., 2021, Le care, théories et pratiques. La Dispute. 

Holmgren D., 2002, Permaculture: Principles and Pathways beyond Sustainability, First Edition, Hepburn, Design Services.

Laugier S., 2015, « Care, environnement et éthique globale », Cahiers du Genre, n° 59, no 2, L’Harmattan, p. 127-152 (en ligne : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2015-2-page-127.htm).

Mestdagh L., 2015, Des jardinier.e.s partagé.e.s entre discours et pratiques : du lien social à l’entre-soi, Thèse de doctorat, Université Sorbonne Paris Cité.

Paddeu F., 2021, Sous les pavés, la terre : agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, France, Éditions du Seuil.

Torre A. & Filippi M., 2005, Proximités et changements socio-économiques dans les mondes ruraux, Paris, France, Inra (en ligne : https://www.cairn.info/proximites-et-changements-sociaux-economiques-dans–9782738011831.htm.)

Tronto J., 2009, Un monde vulnérable : pour une politique du « care », Paris, La Découverte.

Vitores J., 2019, « Les enfants aiment-ils naturellement les animaux ? Une critique sociologique de la biophilie », Genèses, vol. 115, no 2, Belin, p. 30-52 (en ligne : https://www.cairn.info/revue-geneses-2019-2-page-30.htm).

Zask J., 2022, « Écologie du voisinage », Communications, vol. 110, no 1, Le Seuil, p. 99-113 (en ligne : https://www.cairn.info/revue-communications-2022-1-page-99.htm).

Zask J., 2020, Zoocities : des animaux sauvages dans la ville, Paris, France, Premier Parallèle.


[1] Pour des raisons de protection des données personnelles, les associations n’ont pas communiqué la liste de leurs adhérents et leurs profils, ce qui permettrait de nuancer leurs discours avec des méthodes quantitatives.

[2] Il s’agit du terme employé par les membres interrogés.

Pour citer cet article :

LYONNAIS-VOUTAZ Clara « Les poulaillers urbains partagés, des espaces d’expérimentation et d’apprentissage du care », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-ac8/