« On a plein de casquettes mais un seul uniforme », les agent·es RATP face à la prise en charge des victimes de violences sexuelles en station, un travail de care de proximité ? 

‘We’ve got lots of caps but only one uniform’: RATP agents dealing with victims of sexual violence in stations, local care work?

Manon Marguerit
〉Doctorante en urbanisme et aménagement
〉Laboratoire Ville Mobilité Transport – RATP

〉manon.marguerit@ratp.fr 〉À partir du 1er octobre 2024 : manon.marguerit@enpc.fr

〉Article court 〉

Télécharger l'article. 2-2024 Marguerit

Mots-clés : Proximité, care, violences sexuelles, agent·es RATP

Abstract: This article is based on an ethnographic immersion in a RATP station. The author examines the new role assigned to RATP agents: dealing with passengers who have been the victims of sexual violence. The spatial proximity with the victim inside the ticket office requires to provide a care work for the agent. The article discusses how this new mission interacts with everyday tasks and gender relations in the station. It also highlights the fact that care work is carried out ‘in relay’ and at a distance from other RATP interlocutors who establish an emotional proximity with the victim.

Keywords: Proximity, care, sexual and gender-based violences, RATP agents

Depuis mars 2020, la RATP déploie un plan dédié à la lutte contre les violences sexuelles dans les transports sur lequel porte une partie de ma thèse[1]. Une de ses composantes est la constitution d’un protocole pour que les agent·es[2] de station puissent prendre en charge les voyageur·ses victimes[3] de violence sexuelle. Pour comprendre comment ce protocole pouvait s’intégrer à leurs tâches, j’ai réalisé une immersion ethnographique de trois mois sur le nord de la ligne 13[4]. J’ai accompagné les agent·es à tous les horaires de travail[5], vendu des titres de transports, participé aux ouvertures et fermetures de station, observé la gestion d’incidents comme des vols ou des agressions (sexuelles ou non). En plus des discussions informelles avec les équipes, j’ai mené des entretiens à plusieurs échelles hiérarchiques (agent·es, managers, cadres, direction de ligne, salarié·es au siège). 

Entre les agent·es et les voyageur·ses, se matérialise en station une proximité, entendue comme « une configuration spatiale dans laquelle la distance est suffisamment réduite pour que des effets, des usages et des pratiques spécifiques se développent » (Lebrun, 2022). Le protocole impose une mise à l’abri de la victime à l’intérieur du guichet, normalement inaccessible (schéma 1), afin d’instaurer avec elle une relation d’écoute, de soin et d’empathie, donc un véritable travail de care (Tronto, 2009 ; Molinier, 2013). Comment la mise en œuvre d’un tel travail par les agent·es de station révèle-t-elle la dimension émotionnelle de la proximité, au-delà de sa dimension spatiale ? Dans cet article, je souhaite interroger l’intégration d’un travail du care aux tâches quotidiennes des agent·es (1) qui se heurte également aux caractéristiques individuelles, comme le genre (2). Ce travail s’effectue « en relais » par d’autres interlocuteur·ices RATP extérieur·es à la station (3).

Figure 1 : Protocole de prise en charge RATP sur le réseau ferré, Manon Marguerit

Instaurer une proximité émotionnelle avec la victime à l’intérieur du guichet, une mission supplémentaire pour l’agent·e

Les agent·es, identifiables par leur l’uniforme, sont les représentant·es de la RATP les plus proches, comme me précise V., agente depuis 13 ans :

C’est toi le chef de station, au moindre truc c’est toi qui pars en prison […] Tu as une responsabilité juridique, les gens peuvent mourir : il y a des incendies, des tentatives et des suicides, des agressions, des voyageurs qui se tapent… 

V. témoigne de l’hétérogénéité des situations qu’il faut gérer au quotidien. Elles font l’objet d’un protocole selon l’urgence, la gravité des faits et la perturbation du trafic entrainée mais les agent·es outrepassent souvent les frontières (physiques et émotionnelles) qui sont censées cadrer leur pratique professionnelle (Joseph, 1988 ; 1995). Un matin, je me suis retrouvée à empêcher une femme de pousser des voyageur·ses sur les voies. Choquée par cette mission inattendue, I., agente depuis une vingtaine d’années avec qui je faisais mon service, me fait relativiser en évoquant un voyageur décédé entre ses mains alors qu’elle tentait de le réanimer. Elle ajoute : 

On te demande des choses pour lesquelles ce n’est pas ton métier : pompier, infirmier, flic, faire du social, de la vente. En un seul métier, t’as plein de corps de métier pour lesquels tu n’es pas formé […] on a plein de casquettes mais un seul uniforme. C’est toujours l’agent en première ligne.

La prise en charge des victimes est une mission sensible supplémentaire qui s’ajoute à cette gestion de la sécurité et au métier de service (vente, réclamations, renseignements etc.). Dans une station marquée par l’affluence où je faisais mon service, une voyageuse, qui venait de subir des attouchements, s’est retrouvée assise entre mon collègue K. et moi. Alors qu’il passait différents appels pour lancer son accompagnement et qu’il remplissait en même temps une fiche RATP pour signaler l’incident, je le déchargeais en prenant la caisse. Malgré ma présence, les voyageur·ses en attente n’ont pas hésité à taper à la vitre pour attirer l’attention de K. (cf. schéma 2 ci-dessous), ce qui a constitué une source de stress autant pour la victime que pour l’agent et moi. La mise à l’abri n’a pas interrompu le « droit de regard » des autres voyageur·ses, K. restait visible à son poste (Joseph, 1998 ; Siblot, 2010). Dans cette situation, il était difficile d’instaurer une relation d’écoute, d’empathie et de confiance, d’autant plus nécessaire que la victime était avec nous dans le guichet (Sherman, 2019).

Figure 2 : Mise à l’abri de la victime dans le guichet RATP. Autrice : Manon Marguerit, 2024

Une proximité émotionnelle conditionnée par des rapports de genre entre les agent·es

Lorsque les agent·es ne sont pas seul·es dans le guichet, les hommes orientent la victime vers une agente, censée être par nature plus empathique. Or, la plupart des agentes m’ont rapporté être très exposées aux violences sexuelles. D’une part les échanges avec les victimes dans le guichet les exposent à leur réaction[6], d’autre part ils peuvent faire écho à leur vécu et empêcher toute prise de distance avec la situation rapportée. Pendant une pause, je discute avec une agente du protocole de prise en charge qu’elle balaye d’un geste de la main « je peux pas, ça fait remonter trop de choses ». Si les moments d’ouverture et de fermeture des stations sont particulièrement sources de craintes, les agressions sexuelles ont lieu à tout moment. Lors d’un service du soir, L., agente depuis une trentaine d’années, me raconte le jour où un voyageur s’est déshabillé devant le guichet alors qu’un autre s’était masturbé au même endroit quelques heures avant. Au même moment, un homme passe et nous adresses injures sexistes et gestes obscènes. Les violences sexuelles subies depuis l’immobilisme du guichet constituent autant de rappels à l’ordre de la « position professionnelle féminisée subalterne » analysée par Yasmine Siblot à travers le cas des agentes d’école (Siblot, 2020). Les hommes se retrouvent parfois dans la position de devoir prendre soin de la victime eux-mêmes lorsqu’il n’y a pas d’agente avec eux. J’ai cependant observé qu’ils n’identifient pas toujours les faits et réduisent bien souvent les violences sexuelles aux cas (certes existants et marquants) des frotteurs ou des exhibitionnistes. En revenant d’une pause, E. et R. deux agents que j’accompagne dans leur service, me racontent sur le ton de l’anecdote qu’un voyageur vient de signaler qu’un homme était en train de battre sa femme sur le quai mais que « personne ne viendra pour ça ». Aucun de mes collègues ne fera d’ailleurs remonter l’affaire. E. réalise soudain que je travaille sur ce sujet et déclare « c’est dommage ça t’aurait intéressée, même si c’est pas une agression sexuelle ». Cette difficulté à caractériser les faits peut constituer une violence supplémentaire pour la victime qui viendrait se signaler au guichet et entrave le lancement de sa prise en charge. 

Un travail de Care « en relais » : bousculer les pratiques et redéfinir les proximités

Lorsque la violence est identifiée et que la victime est à l’abri dans le guichet, l’agent·e prend contact avec plusieurs interlocuteur·ices RATP pour prendre le relais. L’agent·e appelle son/sa manager qui se déplace en station, ainsi que la « Délégation aux victimes ». La Délégation est un service interne à la RATP composé de deux femmes. Si l’agression s’est accompagnée de circonstances aggravantes[7], ce sont elles qui préviennent la responsable du plan de lutte pour recevoir la victime au siège de la RATP. Sinon elles lui proposent un taxi afin qu’elle aille porter plainte, puis l’accompagnent dans ses démarches, comme me l’explique l’une d’entre elles :

On appelle la personne tout de suite pour savoir comment elle va, ce dont elle a besoin. On n’est pas là pour défendre la RATP, on fait le relais pour des prestations : taxi, soutien psychologique […] il faut qu’on soit en capacité d’écoute.

Le « service client RATP » rappelle la victime dans les jours qui suivent afin de prendre de ses nouvelles. Une des personnes en charge de cette mission, ancienne agente de station, m’explique que ce suivi téléphonique nécessite d’instaurer une nouvelle forme de proximité avec la victime, qui à défaut d’être spatiale, devient émotionnelle :

Il y a des moments où c’est dur, fatigant […] Mon expérience en station était plus facile. Quand je suis arrivée ici [dans les bureaux] j’ai eu du mal avec le téléphone, c’est plus distant, on a pas la personne en face.


Cet accompagnement à distance et dans le temps de la victime peut être défini comme un travail de care « en relais » (cf. schéma 3). La répartition de la prise en charge à plusieurs échelles au sein de la RATP constitue une ressource pour la victime. Son agression est reconnue et son accompagnement est réalisé par des personnes spécifiquement dédiées à cette mission.

Figure 3 : Dimensions spatiale et émotionnelle de la proximité avec la victime lors de la prise en charge sur le réseau RATP. Autrice : Manon Marguerit

Conclusion 

Dans cet article, je me suis interrogée sur le lien entre proximité et care à travers le cas particulier de la prise en charge des victimes de violence par les agent·es de la RATP. Si la présence d’au moins un·e agent·e dans chaque station permet aux victimes de s’adresser rapidement à l’opérateur, la proximité spatiale, réduite par la mise à l’abri dans le guichet, n’est pas synonyme d’une proximité émotionnelle, pourtant inhérente au travail de care. Un tel travail intensifierait leurs tâches quotidiennes et supposerait une réelle professionnalisation qui dépasse leur rôle (Perrier, 2022). 

Effectué « en relais » et à distance avec d’autres interlocutrices RATP, ce travail de care révèle la dimension émotionnelle de la proximité. La prise en charge des victimes sur le réseau témoigne ainsi de la capacité de l’opérateur à faire dialoguer ses différents services, à bousculer les pratiques et les hiérarchies. 

La notion de care permet d’interroger les rapports de genre et de classe propres aux métiers de la RATP. Si la subversion se joue dans les rapports de classe entre les travailleur·ses en station et les autres, l’exercice du travail de care n’échappe pas à la division sexuée du travail et aux rapports de genre. L’instauration d’une proximité émotionnelle semble relever d’une « responsabilité morale » des femmes même dans le suivi téléphonique de la victime (Gilligan, 1982).

Références bibliographiques :

Gilligan C., 1982 [rééd 2008], Une voix différente : Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 

Joseph I., 1988, « La relation de service : Les interactions entre agents et voyageurs ». In: Les Annales de la recherche urbaine, N°39. Transports en commun. pp. 43-55

Joseph I., 1995, Les métiers du public. Les compétences de l’agent et l’espace de l’usager, éd. avec G. Jeannot, CNRS, 1995.

Lebrun N., 2022, définition de « proximité », glossaire de Géoconfluences

Molinier P., 2013, Le Travail du Care, La Dispute, coll « Le genre du monde »

Perrier Q., 2022, « Les politiques de lutte contre les violences sexistes et sexuelles après #MeToo, une reconnaissance en trompe-l’œil » in Cavalin C. et alii Les violences sexistes après #MeToo, Paris, Presses des Mines, Collection Sciences sociales

Salmona M., 2017, « Impact des violences sexuelles sur la santé des victimes : la mémoire traumatique à l’œuvre », Dunod

Sherman M., 2019, « Communication tips for Caring for Survivors of Sexual Assault », American Academy of Family Physicians

Siblot Y., 2010, « Contraintes et ambivalences du travail d’accueil du public », Informations sociales, vol. 158, no. 2, pp. 102-110.

Siblot Y., 2020, « En bas à gauche ? Les effets différenciés de la socialisation institutionnelle d’agentes subalternes du public », Politix, vol. 130, no. 2, pp. 47-75. 

Tronto J., 2009, Un monde vulnérable. Pour une politique du Care, ed. La Découverte


[1] « Prévenir et lutter contre les violences faites aux femmes et aux minorités de genre lors de leurs déplacements. Une approche expérimentale fondée sur l’expérience située de la mobilité ».

[2] Aussi appelé·es agent·es de proximité, les agent·es sont fonctionnaires de catégorie C et exercent des fonctions d’exécution sous le contrôle de leur encadrement. Le métier est divisé en deux groupes :  les « agent·es mobiles » gèrent la recette et les « agent·es d’exploitation » s’occupent en plus des abonnements Navigo, font des missions de contrôle et peuvent aller au poste de commandement.

[3] J’utilise l’écriture inclusive pour inclure aussi les mineurs et les personnes minorisées parmi les victimes. Dans le monde anglophone, le terme de « survivant·e » est utilisé pour les désigner, « victime » permet de garder le sens juridique de personne ayant subis un préjudice.

[4] Saint-Lazare – Les Courtilles – Saint-Denis Université

[5] Alternant 5h20-12h35, 12h-19h15, 18h05-1h20 ou 19h05-2h20 les week-ends

[6] Les victimes de violences sexuelles peuvent avoir des réactions de lutte (colère, agressivité), de fuite (comportement d’évitement), de figement (paralysie temporaire ou déconnexion avec son corps) ou de soumission (remercier, s’excuser) (Salmona, 2017).

[7] Dans le cas de violences sexuelles sur un·e mineur·e par exemple

Pour citer cet article :

MARGUERIT Manon « « On a plein de casquettes mais un seul uniforme », les agent·es RATP face à la prise en charge des victimes de violences sexuelles en station, un travail de care de proximité ? », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-ac7/