Quand les aménageur·ses chaussent les lunettes du genre : d’une approche de genre à l’expertise de Care

When urban planners integrate a gender perspective: from a gender approach to care expertise

Camille Martinez
〉Doctorante en géographie, aménagement et urbanisme
〉ENTPE
〉Laboratoire RIVES   〉UMR CNRS 5600 EVS  〉

〉camille.martinez@entpe.fr 〉

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Mots-clés : Genre, aménagement, politique publique, essentialisation, pratiques professionnelles

Abstract:
Since the early 2010s, institutional initiatives aiming to integrate a gender perspective into urban planning discussions have been deployed in several French cities. Initially driven by those in charge of equality policies, gender is becoming a concern for urban planners wishing to incorporate it into their professional practices. Some urban planners see women’s participation as a means to improve city-making. While this utilitarian argument may reflect a restrictive and essentialist view of gender approaches, this article proposes to consider these new professional aspirations as opportunities to put care expertise into urban planning concerns.

Keywords: Gender, urban planning, public policy, essentialisation, profesionnal pratices

La dénonciation des inégalités de genre dans l’aménagement a mis en lumière des usages de l’espace différenciés entre les femmes et les hommes ainsi qu’un accès inégal à ces espaces. L’attention urbanistique s’est alors focalisée sur des dispositifs correctifs permettant de redonner aux femmes une place dans l’espace public. Cependant, l’inclusion des femmes est souvent envisagée à travers une vision stéréotypée de leurs besoins et de leurs aspirations qui fait polémique (Segaud, 2011). Ce sont le plus souvent les tâches de care qui sont prises en compte dans les politiques d’aménagement qui entendent intégrer les enjeux de genre. Si le care s’entend essentiellement à travers ces politiques comme un sentiment moral centré sur la prise en charge des individus jugés comme plus vulnérables, on propose dans cet article de l’associer à une éthique et à des pratiques et de considérer le care « comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-même et notre environnement, tous les éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » (Tronto, 2009). Cette définition permet non seulement de donner une définition des activités de care mais également de positionner les responsables de ces activités dans l’analyse. En effet, c’est davantage à travers leur rôle de care-takers que les femmes sont associées aux politiques d’aménagement genrées.

La prise en compte du genre dans l’aménagement est soumise à un paradoxe récurrent des mouvements militants, et notamment féministes, connu comme le « dilemme de Wolstonecraft » – du nom d’une féministe anglaise du XVIIIe siècle – qui a été théorisé par Carole Pateman, politologue (Pateman, 1989) : pour dénoncer une discrimination, une inégalité, il faut mettre en avant le groupe discriminé et donc les différences que l’on tente d’éliminer. Ainsi, en suggérant que seule une femme peut mettre en lumière le besoin d’un adossement de trottoir – parce que c’est elle qui utilise le plus souvent une poussette en ville – le risque est de naturaliser, accentuer, voire légitimer les différences et contribuer ainsi à l’essentialisation du groupe. Les tenant·es d’une vision féministe universaliste se méfient ainsi d’une « approche genrée » qu’ils·elles soupçonnent d’entretenir une distinction femmes-hommes essentialisante et de réifier les rôles sociaux de sexe. Pour tenter d’éviter cet écueil, les promoteur·rices du genre engagé·es dans des stratégies de légitimation auprès de professionnel·les de l’aménagement préfèrent argumenter que l’approche par le genre profite à tous et toutes. 

« Faire la ville pour les femmes, c’est faire la ville pour tout le monde » est un argument récurrent pour légitimer la prise en compte du genre dans l’aménagement et inciter les amenageur·ses à s’y intéresser. Cet argument utilitariste fonctionne bien auprès des aménageurs·ses qui voient dans la prise en compte des femmes un moyen de mieux faire la ville.  On peut alors se demander ce que cette stratégie de légitimation centrée sur l’intégration des « femmes » produit mais aussi ce que le succès de cette rhétorique révèle des pratiques des aménageur·ses. 

L’analyse s’appuie sur une sociologie compréhensive des acteur·rices impliqué·es dans l’élaboration de politiques d’aménagement genrées –. On se focalisera sur deux groupes de travail, parisien et lyonnais, qui se sont constitués respectivement en 2016 et 2018 autour de la production de guides de bonnes pratiques à destination des aménageur·ses (Martinez, 2023). Les représentations des acteur·rices permettent d’éclairer leurs motivations et leurs registres d’action. Les groupes de travail constitués sont hétérogènes, aussi bien dans les profils et statuts professionnels de leurs membres, que dans leur « rapport ordinaire au genre » (Jacquemart et Albenga, 2015). Chaque personne met en avant sa propre vision du sujet qui résonne avec ses habitudes et ses routines de travail et fait sens parmi un système de croyances personnelles et institutionnelles déjà établi. 

Les membres du groupe de travail étudié, toutes et tous issu·es du secteur de l’aménagement, ont des profils professionnels et des cœurs de métiers différents. La question du genre n’a jamais été abordée dans aucune des formations qu’ils et elles ont suivies. La culture urbanistique est en effet restée longtemps hermétique aux analyses féministes de l’espace et de sa production (Biarrotte, 2021). Par ailleurs, leurs trajectoires sociales les placent dans des contextes peu « favorables aux idées féministes » (Jacquemart, Albenga, 2015, p.14). Ils·elles n’ont pas fait partie d’associations militant pour les droits des femmes, par exemple, et les échanges témoignent d’une absence de culture ou d’expertise féministe. Ce n’est donc pas par désir d’intégrer des convictions féministes personnelles à leurs pratiques professionnelles que les agent·es du groupe de travail arrivent sur le sujet du genre dans l’aménagement. Pour que le genre intègre les préoccupations spatiales, il est alors nécessaire de développer des stratégies discursives et pratiques pour convaincre les acteur·rices de l’aménagement de s’y intéresser. 

En ce sens, l’approche par le genre est présentée par les entrepreneur·ses de cause comme un moyen de prendre en compte la diversité de la population. Les femmes représentent plus de la moitié de la population. Intégrer la diversité des femmes permet alors de croiser le genre avec toutes les autres catégories sociales (âge, classe, origine…). Cependant, la définition de la catégorie « femmes » fait rarement l’objet de débats lors de l’élaboration de politiques d’aménagement genrées et désigne de manière implicite les femmes cisgenres, hétérosexuelles et mères de famille. Les entretiens révèlent que c’est moins une approche intersectionnelle qu’une mobilisation de l’expertise d’usage des femmes qui va intéresser les aménageur·ses. Les aménageur·ses qui initient une démarche de genre constatent en effet que l’inclusion des femmes dans les discussions et les processus d’élaboration de l’espace public permet d’adopter une vision plus large et englobante des besoins des citoyen∙nes. C’est par exemple à l’occasion d’une phase de concertation concernant le réaménagement d’un espace public parisien que le chargé de projet et son équipe ont pris conscience du rôle particulier joué par les femmes : « la question de l’usage – qu’est-ce qu’on fait de l’espace public ? – c’est majoritairement des femmes qui portaient ce message-là » explique-t-il. Il a ainsi été constaté que les femmes orientaient les débats sur des thématiques « vie quotidienne […] même pas forcément la place de la femme, mais la place de la famille ». Les femmes apporteraient un point de vue nouveau et bienveillant qui prend en compte l’ensemble de la population.  Cette dimension « bienveillante » inclue le « fait de se soucier de », « de prendre en charge », « de prendre soin », et aussi « de recevoir le soin », quatre critères qui correspondent aux quatre phases du care (Mozziconacci, 2017). Mais une telle prise en compte des femmes dans les processus d’aménagement continue de s’inscrire à l’intérieur du régime de genre dominant, en ce qu’elle accorde aux femmes une propension naturelle au care, et incarne une vision essentialiste des femmes – et réductrice du genre – dans la mesure où « une femme qui se mettrait à transgresser en pensant à autre chose que les choses qui concernent les femmes selon les stéréotypes de genre ne serait plus du tout bienvenue dans le paysage » (Denèfle, 2010). 

Si la vision restrictive et essentialiste de l’approche de genre véhiculée par la rhétorique utilitariste est régulièrement soulignée (Tummers, 2017 ; Hancock 2012), les politiques d’aménagement genrées étudiées nous laissent tout de même penser que la réflexion sur le genre entraîne un renouveau au sein des pratiques aménagistes. En effet, une lecture centrée sur les besoins professionnels exprimés par les aménageur·ses lorsqu’ils et elles expliquent leurs intérêts pour chausser les lunettes du genre met en lumière l’importance, qu’ils·elles identifient, sans le dire, de l’expertise de care. 

En valorisant l’expérience des femmes auprès des aménageur·ses, l’approche par le genre (re)met le care, entendu comme « un ensemble d’activités matérielles et de relations consistant à apporter une réponse concrète aux besoins des autres » (Hirata, 2021), au centre des préoccupations des professionnel·les responsables de la fabrique d’espaces publics. Le critère du genre conduit les aménageur·ses à s’intéresser aux identités présentes dans l’espace public. Ils et elles sont sommé·es de réinterroger les manières de prendre soin des « ressortissants de l’action publique » en remettant les publics au cœur de leur réflexion.  On peut néanmoins s’interroger sur l’externalisation constatée de l’expertise du care. Pourquoi les aménageur·ses semblent-ils avoir besoin de la parole des femmes pour intégrer le care au projet d’aménagement ? Les aménageur·ses interrogé·es conservent une vision dépolitisée de leurs pratiques professionnelles qui limite l’appropriation d’une approche genrée de l’urbanisme (Martinez, 2023). On peut envisager que, de la même manière, l’expertise de carereste un impensé des aménageur·ses. Sans tomber dans un « fétichisme spatial » (Direnberger et Schmoll, 2014) suggérant que l’aménagement peut résoudre tous les maux de la société, on peut néanmoins, dans une vision constructiviste, envisager que l’espace public offre des « potentialités » et que l’aménageur·se « devrait être le partenaire du citadin, et non son serviteur, il devrait être un critique de la manière dont les gens vivent, mais aussi un critique de ce qu’il construit lui-même » (Sennett, 2019). Or, l’analyse des entretiens avec les professionnel·les de l’aménagement révèle que les aménageur·ses interrogé·es n’accordent que peu de place au rôle social de leur profession. Deux systèmes de représentations se confrontent : une vision sociologique de la ville produite par des universitaires et portée par les entrepreneuses de cause et une vision technocratique de l’espace matériel partagée par les professionnel·les de l’aménagement. Les premier·ères attribuent à la fabrique de la ville un rôle social de production et de reproduction des rapports sociaux tandis que, rejoignant les conclusions établies pas L. Biarrotte, les enquêté·es ont du mal « à penser leur pratique comme étant autant sociale que spatiale » (Biarrotte, 2021, p.436). 

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L’objectif de la lutte pour la cause des femmes ne suffit pas à faire exister des politiques d’aménagement genrées en France et à transformer les pratiques des professionnel·les. C’est davantage une vision utilitariste de l’intégration du genre qui permet de rallier des acteur·rices étranger·ères à la remise en cause de l’ordre patriarcal. On observe que cette stratégie de légitimation est finalement à double tranchant : elle surmonte les réticences des tenant·es de l’universalisme républicain mais contribue à euphémiser, voire dévoyer, la cause des femmes. Les politiques d’aménagement genrées étudié·es s’attachent en effet à proposer des solutions susceptibles de répondre à des enjeux professionnels existant indépendamment de la critique en termes de genre. L’intégration du genre est alors appréhendée par les aménageur·ses comme un outil pour repenser et développer de nouvelles solutions à des problèmes classiques d’accessibilité des espaces, de sécurité, d’acceptabilité des projets. La domination masculine et sa responsabilité dans la (re)production des inégalités de genre dans la production urbaine se trouvent ainsi invisibilisées. 

L’approche par le genre crée néanmoins une dynamique de prise en compte de toutes les vulnérabilités, fait remonter à la surface les impensés des pratiques aménagistes et les fait évoluer. Il importerait ensuite de clarifier auprès des aménageur·ses la distinction entre une approche de genre et une démarche de Care et de (re)positionner l’expertise du Care à l’intérieur des pratiques des aménageur·ses afin de s’extraire du raccourci essentialiste : des femmes pour faire du Care.

Références bibliographiques :

Biarrotte L., 2021. Déconstruire le genre des pensées, normes & pratiques de l’urbanisme, Thèse de doctorat, Paris Est. 

Denèfle S., 2010. « Le genre et la ville. Entretien avec Sylvette Denèfle ». Métropolitiques.

Direnberg L. & Schmoll C., 2014. « Ce que le genre fait à l’espace…et inversement », Les cahiers du CEDREF. Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes21.

Hancock C., 2014. « L’espace ressource ou leurre : Qu’est-ce que penser spatialement fait gagner, et perdre, à la réflexion sur le genre ? » Les cahiers du CEDREF. Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour les études féministes, 21. 

Hirata H., 2021. Chapitre premier. Care, enjeux théoriques et sociaux. Dans : H. Hirata, Le care, théories et pratiques. La Dispute.

Martinez C., 2023 La mise en politique du genre dans l’aménagement urbain. Une contribution à la cause des femmes ?Thèse de doctorat, Université de Lyon ENTPE.

Mozziconacci V., 2017. « Les échelles du care. Du temps et de l’espace pour les relations : une approche féministe des institutions. » dans La ville : Quel genre ? L’espace public à l’épreuve du genre., Le temps des cerises.

Pateman C., 1989. The disorder of women : Democracy, feminism, and political theory. Stanford University Press.

Segaud M., 2011. « La femme, avenir de la ville ? », Métropolitiques.

Sennett R., 2019. Bâtir et habiter pour une éthique de la ville, traduction de l’anglais par Astrid von Busekisst, Albin Michel, 2019, Albin Michel.

Tronto J., 2009. Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Editions La Découverte.

Tummers L., 2017. « Les contradictions des perspectives de genre en urbanisme. » dans La ville : Quel genre ? L’espace public à l’épreuve du genre., Le temps des cerises.

Pour citer cet article :

MARTINEZ Camille « Quand les aménageur·ses chaussent les lunettes du genre : d’une approche de genre à l’expertise de care», 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-ac26/