Prise en charge des addictions et réduction des risques en prison en France : une éthique du care entravée

Addiction care and harm reduction in French prisons: a hindered ethic of care

Cécilia Comelli
〉Géographe 〉ingénieure d’étude
〉Centre d’étude des mouvements sociaux 〉 Inserm U1276 〉 CNRS UMR 8044 〉EHESS )
〉Chercheure associée 〉 UMR 5319 Passages

〉cecilia.comelli01@gmail.com 〉

Caroline Protais
〉Docteure en Sociologie 〉Chargée d’études
〉Observatoire Français des Drogues et des Tendances addictives

〉caroline.protais@ofdt.fr 〉

Marie Jauffret-Roustide
〉sociologue et politiste 〉Chargée de recherche Inserm
〉Centre d’étude des mouvements sociaux 〉 Inserm U1276 〉 CNRS UMR 8044 〉EHESS )

〉marie.jauffret-roustide@inserm.fr 〉

〉Article court 〉

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Mots clés : drogues, prison, réduction des risques, addictions, accès aux soins

Abstract: 

A large proportion of the prison population uses psychoactive substances, which constitutes a major public health problem. We conducted a qualitative survey on drug use practices in prison and the care of addiction. French legislation stipulates that health care for prisoners must be equivalent to that of the general population, including harm reduction, which is the policy implemented in France since HIV epidemic in the late 1980s. Our article explores how this policy is accepted and applied within the prison system. Are the delivery of addiction care and the implementation of harm reduction measures rooted in an ethic of care?

Keywords: drugs, prison, harm reduction, addictions, access to care

Les enquêtes disponibles mettent en évidence que plus de la moitié des prisonniers[1] sont consommateurs de drogues (Spilka & al., 2024) et mettent en œuvre des stratégies de consommation adaptées à la détention (Rousselet & al., 2019). Leur prise en charge est un enjeu de santé publique, étudié dans le cadre de l’étude Circé[2] et ANRS-Coquelicot-Prisons[3]. La Réduction des Risques et des Dommages (RdRD) consiste à protéger les consommateurs de substances psychoactives des risques sanitaires (notamment infectieux) et psychosociaux liés à l’usage. Cette orientation de la politique publique a été mise en place suite a l’épidémie de VIH, tardivement, à partir de la fin des années 1980. Depuis 2006, puis 2008, son application est confiée aux Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogues (CAARUD) et aux Centres de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA). La RdRD se compose d’une palette d’outils[4] dont certains font débat dans les sphères politiques et médiatiques (Jauffret-Roustide & al., 2018). 

La littérature sur la prise en charge des addictions en prison s’est enrichie récemment (Michel, 2018 ; Dos Santos et al., 2021, Filipe et al., 2023), mais rares sont les études qui ont envisagé ce sujet à travers le prisme du care (Lancelevée, 2017 ; Protais, 2019). Notre article se propose de traiter les questions suivantes : la politique de RdRD est-elle acceptée et appliquée et au sein de l’institution pénitentiaire ? Peut-on considérer que l’offre de soins vis-à-vis des addictions et de la mise en place des mesures de réduction des risques s’inscrit dans une éthique du care, telle que définie par P. Paperman : « l’éthique du care affirme l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue, quotidienne » (Paperman, 2010, p.54) ? Cette question ne sera pas abordée via l’analyse des interactions entre les pourvoyeurs de soin (« care-givers ») et les destinataires, tels que l’ont fait des travaux antérieurs sur la question (Bessin et Lechien, 2002 ; Lancelevée, 2017 ; Mahi, 2018), mais en étudiant la manière dont les soins sont organisés, se déploient dans la prison et dont les professionnels se positionnent sur les outils de RdRD qui font débat en prison.

1. La prise en charge des addictions en prison : inégalités de justice spatiale et d’accès au soin

Jusqu’en 1994, en France, la santé des prisonniers était du ressort de l’administration pénitentiaire. La loi d’autonomie du soin a permis le transfert de cette compétence au ministère de la santé afin d’assurer une continuité de soins entre les personnes détenues et l’ensemble de la population. Ce principe a été réaffirmé par les lois de 2009[5] et 2016[6]rappelant que la prise en charge doit être équivalente à celle de la population libre, y compris en matière de RdRD. Il est donc question de justice spatiale entre les prisonniers, au sens donné par B. Bret : « la justice spatiale ne doit pas être entendue comme une justice entre les lieux mais comme dimension spatiale de la justice entre les hommes » (Bret, 2015). En bref, le soin proposé aux personnes détenues doit être large et n’établir ni hiérarchie, ni différence entre les destinataires du care

Depuis, chaque prison est rattachée à un centre hospitalier dont dépend le personnel qui assure les soins courants, somatiques et psychiatriques, au sein des « Unités Sanitaires en Milieu Pénitentiaire » (USMP) et des ex-Services Médico-Psychologiques Régionaux (SMPR), unités de soin psychiatrique ambulatoire, détachée de l’hôpital psychiatrique de secteur. Dès 1986 des « antennes toxicomanie », destinées à la prise en charge des addictions, ont été implantées dans certains établissements. Depuis 2011, des Csapa référents désignés par l’ARS pour chaque établissement font le lien avec l’extérieur et préparent les prisonniers à la sortie. Seuls 11 établissements sont dotés d’un Csapa interne qui assure les mêmes missions qu’au dehors, mais dans la plupart des cas, le suivi est fait par les personnels des USMP et des SMPR, par des psychiatres ou médecins somaticiens, plus ou moins formés en addictologie. 

Les premières inégalités en termes de justice spatiale dans cet accès au soin dépendent des dotations variables perçues par les hôpitaux qui déterminent le nombre de personnels détachés en prison, la fréquence de leur présence et leur formation en addictologie. Ainsi, la prise en charge des prisonniers peut varier selon leur lieu de peine : être rapide, régulière ou non ; avec un personnel plus ou moins formé et expérimenté. La formation et l’expérience des soignants jouent sur leur connaissance des mécanismes de l’addiction et de la RdRD, et ainsi que sur leur niveau de compétence. Lors des entretiens, des soignants ont indiqué se sentir démunis faute de formation, estimant que la sollicitude ou l’empathie, seules, ne suffisent pas (Zielinski, 2010) pour délivrer ce qu’ils estiment être du « bon soin ».

2. La substitution : un outil largement utilisé par les soignants mais vecteur de stigmatisation pour certains prisonniers

Les traitements de substitution aux opiacés (TSO), qui sont considérés en France comme un outil de RdRD, sont accessibles depuis 1995. Ils sont largement acceptés au sein des prisons car ils font l’objet d’une prescription médicale, s’inscrivent dans un cadre légal et réglementé et viennent apporter une réponse concrète et immédiate à certains sevrages forcés du fait du placement en détention. Presque tous les personnels pénitentiaires y sont favorables : cet outil est ancré dans les habitudes de soin du fait d’une connaissance approfondie des mécanismes de l’addiction et de la dépendance physique que certains produits occasionnent. De plus, les TSO permettent de gérer les situations de sevrage qui peuvent rendre complexes le travail quotidien des personnels pénitentiaires. Du point de vue des soignants, la délivrance de TSO s’inscrit dans « attention particularisée » portée à l’autre et le souci de lui éviter les souffrances occasionnées par un syndrome de manque. 

Bien que routinière en prison, la prescription de TSO nécessite que la personne détenue se déplace régulièrement à l’unité sanitaire pour prendre ou récupérer son traitement[7]. Les rendez-vous se font sur convocation et le patient se rend à l’unité sanitaire accompagné d’un surveillant susceptible de se douter des raisons du suivi. De plus, la coprésence des prisonniers en cellule limite la confidentialité des soins. Or, en prison, les usagers de drogues sont mal perçus et font souvent l’objet de railleries, voire de violences (Protais & Jauffret-Roustide, 2023). Face à ce risque, certains prisonniers se détournent de l’unité sanitaire pour éviter les effets de la stigmatisation. 

Si certaines personnes détenues trouvent ainsi à l’unité sanitaire un lieu authentique de soin appuyé sur un rapport de confiance avec les soignants, pour d’autres, la question de la confidentialité constitue un frein. Ceci limite la reconnaissance des soins délivrés par les unités sanitaires comme pratique authentique de care par certains prisonniers (Tronto, 2009).

Ces éléments sont renforcés en maisons d’arrêt, laissant peu de place à l’intimité et permettant peu de mettre en place un suivi de long terme. A l’inverse, les établissements pour peine ne connaissent pas ou peu la surpopulation carcérale, l’encellulement individuel y est en général la règle et ils accueillent des personnes soumises à des incarcérations plus longues. Ces éléments de contexte renforcent l’injustice spatiale des conditions d’accès au soin.

3. Les programmes d’échange de seringues : une éthique du care assumée par certains soignants

D’autres outils de RdRD sont disponibles et utilisés quotidiennement hors les murs : les seringues stériles permettent des injections propres, les « roule-ta-paille » (kits snif), de sniffer les produits réduits en poudre (comme la cocaïne), et les pipes à crack, des inhalations sécurisées. Ces outils sont peu disponibles en prison alors qu’ils permettent de consommer en limitant les risques d’infection ou de contamination.  Les kits snif sont mieux perçus que les seringues et que les pipes à crack, mais ils sont distribués de manière inégale selon les prisons.

La mise en place de programmes d’échange de seringues (PES) rencontre beaucoup d’obstacles en France. Bien que les études démontrent l’efficacité de cette mesure à un niveau international (Obradovic, 2013) et montrent que la présence d’aiguilles ne menace pas la sécurité des établissements (Michel & Jauffret-Roustide, 2019), une partie de l’administration pénitentiaire y est opposée. Les arguments invoqués sont réglementaires (la présence de seringues contreviendrait aux règles posées par l’administration), sécuritaires (les seringues pourraient être utilisées à des fin d’agression) et moraux (la présence des seringues seraient contradictoires au principe d’interdiction de consommer et d’importer des substances psychoactives en détention, et à l’inverse pourrait « inciter » à l’usage). Le non recours à cet outil augmente pourtant les risques infectieux et révèle une inégalité de traitement vis-à-vis des usagers libres. Ceci contrevient de nouveau à la continuité et l’égalité des soins (Filipe & al., 2023) et établit une hiérarchie entre les destinataires du care, défavorable aux prisonniers.

Quelques soignants interrogés dans le cadre de notre enquête ont pourtant indiqué distribuer des seringues, au cas par cas, lorsqu’ils repéraient un usager injecteur, appliquant résolument les mêmes outils qu’à l’extérieur, quelle que soit la position de l’administration pénitentiaire ou du reste de l’équipe soignante. Ces pratiques ne sont pas illégales mais la distribution de seringues n’y est pas formellement autorisée par le cadre législatif français qui doit s’appliquer à tous – y compris en prison, mais « selon des modalités adaptées au milieu carcéral »[8]. Au moment de l’étude, la distribution était marginale et dépendait surtout des soignants à titre individuel. Quelques rares unités sanitaires revendiquent à ce jour mettre à disposition des prisonniers des kits contenant du matériel d’injection stérile. Ces soignants s’inscrivent dans une éthique de sollicitude et de souci des besoins des prisonniers, renforcée par le fait qu’ils choisissent de contrevenir à l’opposition de l’administration pénitentiaire et de certains collègues. Ce positionnement est d’ailleurs reconnu par certains patients, tel Abdel, 51 ans, qui explique : « c’est grâce à la détention, vous croyez qu’une fois dehors j’aurais couru après le traitement, mais non c’est parce que j’étais enfermé, on pensait enfin à moi ».

Conclusion

Nos recherches montrent que l’application des mesures de RdRD en prison est très hétérogène et génère des inégalités spatiales et sociales, « dans et hors » les murs et entre établissements. Ces différences peuvent être expliquées par des dotations variables, par les compétences que les soignants jugent utiles pour exercer pleinement une pratique de carevis-à-vis des personnes ayant des conduites addictives et par des négociations entre équipes soignantes et administratives locales. Cette offre est par ailleurs limitée par un cadre législatif qui ne produit pas de directives claires sur l’accès à la RdRD en prison, ce qui favorise ces inégalités. 

Une éthique du care transparait toutefois dans certains discours des personnels soignants ainsi que chez quelques prisonniers, mais son opérationnalité reste limitée en raison du contexte carcéral, le peu de confidentialité et d’intimité des soins d’usagers stigmatisés (Mahi, 2018). Au-delà des postures des soignants authentiquement inscrites dans des pratiques de care, le contexte carcéral limite ainsi leur reconnaissance par les prisonniers et favorise une inégalité de traitement entre les différents destinataires de soins, là où l’éthique du care se veut universalisante et non hiérarchisante.

Références bibliographiques :

Bessin M. & Lechien M-H., 2002, « Hommes détenus et femmes soignantes : l’intimité des soins en prison », Ethnologie française, 1, 32, p. 69-80.

Bret B., 2015, « Notion à la une : justice spatiale », Géoconfluences,
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/notion-a-la-une-justice-spatiale

Dos Santos M., Michel L. & Jauffret-Roustide M., 2021, « Les malentendus liés à la réduction des risques en prison », Anthropologie & Santé, 22, https://doi.org/10.4000/anthropologiesante.6272

Durand C., 2018, « Un bureau derrière les barreaux. Travail relationnel et pouvoir discrétionnaire dans les audiences pénitentiaires », Sociologie du travail, 60, 3, p.1-21.

Filipe E. & al., 2023, « Les représentations des prisonniers à l’égard des mesures de réduction des risques », Champ pénal,  https://journals.openedition.org/champpenal/14266

Jauffret-Roustide M. & al., 2018, “Drug consumption rooms: comparing times, spaces and actors in issues of social acceptability in French public debate”, International Journal of Drug Policy, 56, p. 208-217.

Lancelevée C., 2017, « Quand la prison prend soin : enquête sur les pratiques professionnelles de santé mentale en milieu carcéral en France et en Allemagne », Regards, 51, 1, p. 245-255.

Michel L., 2018, « Usage de substances psychoactives en prison et risques associés », Bull. Acad. Natle Méd., 202, 1-2, p. 53-65.

Michel L. & Jauffret-Roustide M., 2019, « Prisons françaises et risque infectieux : l’urgence de la mise en œuvre du principe d’équivalence pour les mesures de prévention et de réduction des risques », La Presse Médicale, 48, p. 752-755. 

Mahi L., 2018, La discipline médicale. Ethnographie des usages de normes de santé et de savoirs médicaux dans les dispositifs de la pénalité, thèse de sociologie, Université Paris Nanterre.

Obradovic I., 2013, « Programmes d’échange de seringues en milieu pénitentiaire. Revue internationale des expériences », Psychotropes, 19, p. 173-195. 

Paperman P., 2010, « Ethique du care. Un changement de regard sur la vulnérabilité », Gérontologie et société, 2, p. 51-61.

Protais C., 2019, « Prendre soin des détenus quand on est surveillant de prison ? » , Champ pénal/Penal field [En ligne], 17 | 2019, https://doi.org/10.4000/champpenal.11490

Protais C. & M. Jauffret-Roustide, 2023, « Le Trafic de droguesen prison comme enjeu de santé publique », Revue française des affaires sociales, 1, p. 323-342.

Rousselet M. & al. 2019, “Consumption of psychoactive substances in prison: Between initiation and improvement, what trajectories occur after incarceration? COSMOS study data”. PLoS One 14, 12.e0225189

Spilka S., Morel D’Arleux J. & Simioni M., 2024, « Les consommations de drogues en prison. Résultats de l’enquête ESSPRI 2023 », Tendances, OFDT, 163.

Tronto J., 2009, « Un monde vulnérable : pour une politique du « care », Paris, La Découverte, 240 p.

Zielinski A., 2010, « L’éthique du care : une nouvelle façon de prendre soin », Etudes, 413, p. 631-641.


[1] Dans cet article, nous faisons le choix d’utiliser le terme « prisonnier », conforme à la réalité de l’enfermement et non les termes « personnes détenues » ou « personnes incarcérées », le plus souvent utilisées, car ces deux derniers s’inscrivent dans une catégorisation produite par l’institution carcérale, de fait : « Ce champ lexical décline – de l’euphémisation administrative à la revendication d’une terminologie dépréciative – un espace de luttes » (C. Durand, 2018). 

[2] Circulations, consommations, échanges de substances psychoactives en milieu carcéral

[3] Études qualitatives conduites par l’INSERM et l’OFDT dans 6 établissements pénitentiaires (maison d’arrêt, centres de détention, maisons centrales), 63 entretiens réalisés (surveillants, direction, soignants, prisonniers –hommes, femmes, mineurs) pour Circé, 207 questionnaires (prisonniers) pour Coquelicot.

[4] Tels que : accès aux seringues, aux traitements de substitution aux opiacés, salles de consommation à moindre risque, etc.

[5] Loi n°2009-1436 du 24 novembre 2009

[6] Loi n°2016-41 du 26 janvier 201­­6

[7] La délivrance de méthadone se fait tous les jours devant un soignant pour limiter les risques d’overdose. Lorsque la buprénorphine est prescrite, le soignant décide de la forme galénique adoptée (injection retard ou comprimé) et de la dose avec laquelle le patient peut repartir en cellule.

[8] Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé

Pour citer cet article :

COMELLI Cécilia, PROTAIS Caroline, JAUFFRET-ROUSTIDE Marie « Prise en charge des addictions et réduction des risques en prison en France : une éthique du care entravée », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-ac19/