Morgane Millet
〉Docteure en Géographie
〉Université de Corse Pasquale Paoli
〉UMR CNRS 6240 LISA
〉UMR 045 SELMET 〉
Perrine Devleeshouwer
〉Docteure en sciences sociales et politiques
〉Université de Corse Pasquale Paoli
〉UMR CNRS 6240 LISA 〉
Jean-Michel Sorba
〉Sociologue, Ingénieur d’Etudes
〉INRAE
〉UMR 045 SELMET 〉
〉Article court 〉
Télécharger l'article. 0-2023 Millet et al.
Ce texte questionne les proximités sociales et spatiales liées aux développements d’une production fermière en Corse. L’agriculture et l’alimentation connaissent depuis les années 1990 une série de remises en cause majeures faisant suite à des décennies de spécialisation, d’industrialisation de l’agriculture et d’allongement des circuits de ventes. Les transformations en cours réorientent l’alimentation vers d’autres registres de valorisation qui mobilisent le patrimoine, la reconnaissance et la promotion de la multifonctionnalité de l’agriculture et de la vente directe (Loudiyi, 2018). Ce mouvement de « reterritorialisation » de l’agriculture repose, entre autres, sur le souhait de producteur.rices et de consommateur.rices de réduire voire d’annuler les distances qui les séparent.
Aujourd’hui la notion de ferme et ses déclinaisons rencontre un certain succès. Si la ferme renvoie à un archétype de l’habitat rural dans de nombreux territoires de la France continentale, recouvrant sur un même espace les fonctions résidentielles et agricoles, le terme a été plus récemment réinvesti dans le contexte d’une(re)qualification des activités agricoles et des productions et accueil à la ferme, fermes pédagogiques, vente à la ferme, produits fermiers et marques collectives (« Bienvenue à la ferme » des chambres d’agriculture) … Nous envisageons ce succès comme une expression significative de la quête partagée de proximités entre producteur.rices et consommateur.rices. En effet, avec la production fermière, l’activité agricole s’enrichit d’activités de transformation, de vente mais aussi de nouvelles sociabilités (Chiffoleau & Prevost, 2012 ; Deverre & Lamine, 2010). La ferme définit ainsi une configuration socio-spatiale qui associe son sens usuel (habitat, bâtis et terres) à de nouvelles interactions qui renouvellent les relations entre agriculture et sociétés.
Le concept de ferme devient alors un objet pertinent pour comprendre de quelles façons la territorialisation des activités agricoles se traduit conjointement par de nouvelles manières de produire, de nouveaux modèles et de nouvelles relations aux territoires, angle mort des travaux portant sur la reterritorialisation de l’agriculture (Loudiyi, 2018 ; Vandenbroucke & Delfosse, 2019).
En Corse, la configuration spatiale de la ferme comme mode de production est apparue récemment (Méjean, 1932 ; Renucci, 1974). En revanche, les pratiques aujourd’hui associées à la notion de production fermière sont, elles, anciennes et font preuve d’une remarquable permanence. Loin devant les régions du continent, en 1988, 53% des exploitations agricoles recensées en Corse vendent en direct (27% au niveau national – RGA 1988). Cette tendance s’est depuis renforcée : en 2020, l’usage de circuits courts concerne 79% des exploitations corses (RGA 2020).
Dans le sillage des territoires du continent français et en dépit d’une histoire agraire fortement liée à la mobilité des élevages, le vocable de ferme n’est utilisé que depuis une vingtaine d’années en Corse alors même que le mot n’existe pas en langue corse. Sa visibilité publique apparait en 2000 lors de la création de la 1ère association constituée autour de la production fermière : Casgiu Casanu (« fromage de la maison »). Plus récemment, la marque Altrimente (autrement) matérialise la volonté de producteurs fermiers de mettre en visibilité une autre manière de produire. Pour les porteurs de la marque il s’agit de promouvoir et développer une agriculture alternative, proche de ses consommateurs. Cette réappropriation corse d’un argumentaire ancré sur l’agriculture fermière nous interroge. Elle pousse à examiner les continuités, les permanences et les ruptures, qui se cachent derrière la mobilisation de la ferme et par déclinaison de productions fermières. Loin d’être un donné historique, que recouvre ce terme de la ferme ? En quoi constitue-t-il un changement des relations territoriales entre les producteurs et leurs clientèles ? Que révèle-t-il plus généralement des relations alimentation – territoire ?
Le village : habitat constitutif de l’Agropastoralisme
Au XVIIIe siècle, la population corse s’organise en hameaux et villages en moyenne montagne. Cette société agrosylvopastorale repose sur une économie de subsistance. L’agglomération de l’habitat en village permet d’optimiser l’usage de l’espace alentour, entre jardins vivriers, arboriculture, céréaliculture et parcours destinés au bétail (brebis et chèvres pour l’essentiel) (Lenclud & Pernet, 1978). Depuis le village où séjournent les familles la plus grande partie de l’année, s’organise une double transhumance dans les zones de plaines durant l’hiver et en montagne l’été. Intensive en travail, l’activité de production implique la plupart des membres de la société au sein desquels les tâches sont réparties. Cette société repose sur des relations d’interdépendances fortes dominées par des échanges de réciprocités au sein de lignées familiales mais aussi par une interconnexion structurante entre humain.es et milieux (Gil, 1984). Le caractère segmentaire de la société est renforcé par le cloisonnement valléen d’une île-montagne.
A partir du XXe siècle, la professionnalisation et la spécialisation des métiers tant dans le domaine agricole que dans la société dans son ensemble, la sédentarisation des hommes, des femmes et des activités, la désertification des villages de l’intérieur et le développement des habitations en plaines, en zones littorales et urbaines ont conduit au délitement d’une organisation constituée autour de la production agro-pastorale. Aujourd’hui, si le village demeure le creuset du sentiment d’appartenance, il n’est plus le lieu de résidence privilégié des corses. C’est dans cet espace vécu plus récent que se loge la notion de ferme. Celle-ci apparait comme le support de la transformation de l’habitat rural et de la modernisation de l’agriculture en Corse.
La « mise en ferme » de l’agriculture corse
La « mise en ferme » peut être considérée comme le résultat d’un double processus. Premièrement, elle résulte de la sédentarisation du pastoralisme corse et des politiques publiques orientées vers le financement de structures permanentes des activités d’élevage notamment pour la transformation (Millet, 2017). Entamée au début du 20e siècle, et accélérant dans les années 1970, elles promeuvent le développement de produits et de filières dites commerciales (vins, agrumes) et insistent sur le rendement économique des activités productives et de transformation (culture et élevage).
Deuxièmement, la « mise en ferme » s’opère dans les années 1990-2000, par le développement de la production fermière qui devient une bannière de l’agriculture corse en opposition à ce modèle. A partir des années 2010, des producteur.rices de plus en plus nombreux.ses tentent des modèles hybrides visant tant la population locale que touristique (Furt & Tafani, 2017). Ces modèles se caractérisent alors par de la multifonctionnalité et par la mise en œuvre de services éco-systémiques et sociaux (Devleeshouwer, 2023).
La ferme s’instaure donc progressivement comme une composante de l’agriculture en Corse. Ce sont les enjeux liés à la production fermière qui nous intéresse ici.
Qualification des productions fermières : une évolution des modèles agroalimentaires insulaires ?
Etre producteur fermier, c’est à la fois cultiver et/ou élever, transformer et vendre soi-même. Le produit fermier qualifie à la fois la production (tout est réalisé en un même lieu) et le lieu. En Corse, la production fermière est perçue comme l’une des gardiennes des pratiques productives traditionnelles de la région (fromage et charcuterie) (J. Sorba et al., 2016).
En instaurant les productions fermières comme gardiennes de pratiques productives traditionnelles, leurs instigateurs connectent les produits à des ressources territoriales spécifiques en opérant une lecture de pratiques anciennes : sélection et usage de races ou variétés locales, usage de ressources fourragères fondées sur le parcours et l’estives, etc. Ils promeuvent un modèle agro-alimentaire a priori enraciné et historicisé ; modèle fondé sur des produits dont la réputation circule désormais par-delà les villages et les vallées.
Dès son développement dans les années 1990 cependant, la production fermière en Corse constitue une configuration renouvelée de la production par rapport au modèle agropastoral du début de siècle : des activités anciennement domestiques comme l’affinage, la salaison sont désormais intégrées dans l’activité agricole, fermière. De plus, ce n’est plus une communauté mais un noyau d’une à deux personne(s) qui endosse l’ensemble de ces tâches[1] à l’échelle d’une exploitation agricole, ce qui pose des questions d’arbitrage dans la manière de composer son activité et l’organisation du travail entre élevage / culture, transformation et vente.
On remarque également plus récemment une inflexion récente qui s’inscrit dans un contexte de relocalisation de l’alimentation et de diversification des pratiques alimentaires locales. De nouvelles productions telles que l’élevage fermier de volaille de chair ou l’héliciculture, de nouvelles fabrications dites « génériques » telles que le crottin de chèvre se développent. Les pratiques agricoles tendent elles aussi à se diversifier : races locales ou exogènes, bâtis (élevage, transformation, affinage) et ressources fourragères sont articulés de manières multiples.
Le développement des productions fermières et leur libération du cadre des traditions de production et de consommation invitent donc à considérer la diversification des modèles agroalimentaires et, avec elles, la diversité des façons de composer avec les ressources du territoire.
Reterritorialisation et sociabilités multiples
Les pratiques d’échanges alimentaires au sein des communautés familiales et villageoises apparaissent encore très ancrées. Elles démontreraient, dans un contexte de faible industrialisation de la transformation agroalimentaire, la résilience d’un modèle domestique des relations entre producteurs et consommateurs. On assiste toutefois à une diversification des circuits de ventes : à côté des circuits traditionnels fondés sur les affiliations villageoises, d’autres canaux ont été développés comme la vente sur les marchés, à la grande distribution et plus récemment des initiatives de type magasin de producteur ou drive. Cette double diversification – produits et circuits de vente – permet d’étendre les relations producteur.rices/consomateur.rices. Le/la producteur.rice n’est plus dorénavant uniquement en contact avec des consommateur.rices du même village ou de la même vallée. Celui-ci peut être de partout en Corse, ou du continent.
Ainsi, en Corse, les formes locales de reterritorialisation ont donc cet effet paradoxal de diversifier et d’étendre, voire de distendre, les relations entre producteur.rices et entre producteur.rices et consommateur.rices. Toutefois, cette diversification ne se substitue pas totalement à des modes de sociabilité et de solidarité basés sur l’espace local (Gisclard et al., 2021). Par ailleurs, là où l’on imaginait auparavant le producteur fermier comme un homme-filière (Sainte-Marie (de) & Casabianca, 1998) s’affranchissant des contraintes collectives, ce sont de nouvelles formes de coopération socioprofessionnelles qui semblent émerger, par-delà les secteurs d’activité, par-delà la profession et qui invitent à l’étude.
Conclusion et perspectives
La ferme constitue tant une configuration de production qu’une notion en cours d’appropriation en Corse. Ce processus permet d’interroger des impensés sur l’agriculture et le rural : l’évolution des modèles agroalimentaires et, avec elle, la place de l’agriculture dans les territoires, les formes de cohabitations et de sociabilités associées.
Du village à la ferme, les proximités seraient remodelées. La notion de ferme suggère une expression de la quête des proximités selon une logique réticulaire, qui se défait partiellement des contraintes topographiques. A l’échelle d’une commune, d’une vallée, l’espace n’est plus intrinsèquement lié au monde du village, il est ouvert, inscrit dans un tout ; il devient un espace de plus grandes libertés. « Les ruralités ont ainsi remplacé les sociétés rurales » (Banos & Candau, 2014, p. 16). La quête de proximité pousse à recréer du lien social là où il ne va plus de soi. Cette quête des proximités s’inscrit aussi dans une liberté de choix. Producteurs et consommateurs, producteurs et villageois peuvent décider de se rencontrer, peuvent échanger selon de nouvelles configurations et sous de nouvelles dépendances. L’espace deviendrait le support d’une juxtaposition de réseaux sociaux, professionnels et citoyens qui cohabiteraient, mais parfois aussi s’ignoreraient. De la cohabitation à la territorialisation, la notion de ferme vient finalement apporter de la complexité là où l’on imagine une quête de proximités comme un processus linéaire et univoque.
Enfin, la notion de ferme interroge la quête de proximités dans la mise en œuvre de modèles agroalimentaires territorialisés, liant producteurs, habitants et mangeurs non seulement par des sociabilités mais aussi par de la matière – les produits fermiers, les ressources du territoire – et des savoirs associés – de production, de circulation et d’usage.
Références bibliographiques :
Banos V. & Candau J., 2014. Sociabilités rurales à l’épreuve de la diversité sociale. Enquêtes en Dordogne. Éditions Quæ ; https://www.cairn.info/sociabilites-rurales-a-l-epreuve-de-la-diversite–9782759222247.htm
Chiffoleau Y. & Prevost B., 2012. « Les circuits courts, des innovations sociales pour une alimentation durable dans les territoires ». Norois, 224, 7‑20. https://doi.org/10.4000/norois.4245
Deverre C., & Lamine C., 2010. « Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue de travaux anglophones en sciences sociales ». Économie rurale, 317, 57‑73. https://doi.org/10.4000/economierurale.2676
Devleeshouwer P., 2023 (accepté pour publication). « Education à l’environnement en milieu rural : Quel rôle pour les agriculteurs.trices ? » In B. Garnier, J. Lange, & A. Barthes, Education, territoires et environnements au temps de l’Anthropocène. ISTE.
Furt J.-M., & Tafani C., 2017. « L’authenticité, une stratégie de développement touristique ? : Analyse à partir d’une recherche-développement sur l’agritourisme en Corse ». Téoros : Revue de recherche en tourisme, 36(1), 21. https://doi.org/10.7202/1042480ar
Gil J., 1984. La Corse entre la liberté et la terreur : Étude sur la dynamique des systèmes politiques corses. Édition de la différence.
Gisclard M., Devleeshouwer P. & Charrier F., 2021. « Organisations et action collective au sein des filières ovine et porcine en Corse : Quels effets sur la gestion de la santé animale ? » Développement durable et territoires, 12(1), (en ligne).
Lenclud G., & Pernet F., 1978. « Ressources du milieu, gestion du troupeau et évolution sociale : Le cas de la Corse ». Études rurales, 71(1), 49‑87. https://doi.org/10.3406/rural.1978.2422
Loudiyi S., 2018. « Agricultures et alimentations de proximité ». In J. Yves & L. Rieutort, Les espaces ruraux en France, Armand Colin, p. 259‑277.
Méjean P., 1932. « Notes sur la maison corse ». Revue de géographie alpine, 20(4), 655‑676. https://doi.org/10.3406/rga.1932.5332
Millet M., 2017. Hommes, milieux, brebis et laits à la croisée des fromages ; l’ancrage territorial des ovins laitiers en Corse et en Pyrénées-Atlantiques depuis la fin du XXe siècle. Université de Corse-Pascal Paoli.
Renucci J., 1974. Corse traditionnelle et Corse nouvelle (Audin).
Sainte-Marie (de) C. & Casabianca, F., 1998. « Entre logique individuelle et intégration : La “fruitière” comme modèle d’organisation pour des producteurs fermiers de charcuterie en Corse. », Études et recherches sur les systèmes agraires et le développement, 31, p. 297‑315.
Sorba J., Millet M., & Casabianca F., 2016. Enjeux et conflits de légitimité sur l’origine territoriale des fromages corses. 7.
Sorba J.-M., 2021. « Enjeux et tensions autour de la reconnaissance des fromages corses ». Anthropology of food, S16. https://doi.org/10.4000/aof.12115
Vallerand F., Choisis J.-P., & Diaz A., 1991. Les filières laitières ovine et caprine Corses. Enquêtes exhaustives sur les systèmes de production et de collecte. [Greghje e Rughjoni]. INRA.
Vandenbroucke P., & Delfosse C., 2019. « Transitions alimentaires en rural : Pratiques et représentations habitantes. », Bulletin de l’Association de géographes français, 96(n°4), 585‑600. https://doi.org/10.4000/bagf.5903
[1] On recense en 2020 environ 1,4 ETP (Equivalent Temps Plein) par exploitation agricole sur l’île (1,5 pour les élevages ovins et caprins).
Pour citer cet article :
MILLET Morgane, DEVLEESHOUWER Perrine & SORBA Jean-Michel, « La ferme, expression de proximités renouvelées ? Pour une approche critique depuis la Corse. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2758