S’approcher des émotions d’autrui. Travail de terrain, éthique de care ?

Getting closer to other people’s emotions. Field work, care ethic ?

Geoffrey Mollé
〉Docteur en géographie et aménagement 
〉Laboratoire Environnement Ville Société (EVS)
〉Université de Lyon

〉geoffrey.Molle@univ-lyon2.fr 〉

Chloé Morhain
〉Docteure en géographie, aménagement et urbanisme
〉Laboratoire Aménagement Economie Transports (LAET)
〉Université de Lyon

〉chloe.morhain@entpe.fr 〉

〉Article court 〉

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Mots-clés : care, terrain, épistémologie, proximité, acteurs 

Abstract: This article reflects on the place of care in fieldwork in social sciences. Through two thesis in geography and planning, the authors have integrated the perspective of care into their fieldwork: through their approach to the emotions of local residents, or to the practices of vulnerable young people. In the context of academic research that is increasingly funded by private or institutional stakeholders, the instrumentalisation of proximity with surveys presents major ethical challenges. 

Keywords: care, fieldwork, epistemology, proximity, stakeholders

Depuis les années 1980, « l’éthique du care » apparaît comme une perspective morale visant à faire entendre « une voix différente », celle de l’altruisme quotidien et ordinaire, de l’interdépendance entre êtres humains vulnérables et responsables car prenant soin les uns des autres (Gilligan, 1982). Cette perspective a impulsé un nouvel élan de réflexivité autour du terrain en SHS, pendant épistémologique du laboratoire en sciences expérimentales (Calbérac, 2010). Les géographies féministes ont dénoncé la neutralité fictive des techniques de distanciation méthodologique, la prévalence des « régimes scopiques » dans leur discipline, tout en encourageant un dépassement du « god trick » (ou « ruse masculiniste ») par des approches « polyvocales » impliquant la parole même des chercheur·es (Volvey et al., 2012). Ces approches ont été prolongées selon un registre « pré-verbal », « haptique », prenant acte de la spatialisation des transactions émotionnelles entre « care-giver » et « care-reciever », personne enquêtée et personne enquêtrice (Volvey, 2016). Les présupposés politiques de ces approches suscitent le débat dans le champ scientifique. S’appuyant sur la part supérieure des femmes françaises et suédoises dans le droit, le journalisme et les SHS[1], certains anthropologues parlent d’une « matridominance » idéologique en Occident, produit d’un « protestantisme zombie » (Todd, 2022).

La confrontation entre ces deux visions donne davantage de relief à la perspective du care, précisément parce que l’injonction au positionnement scientifique, qu’elle défend, traverse aujourd’hui les conditions de production des travaux en SHS (articles, thèses, HDR). En tant que jeunes docteur·es, nos thèses en sont empreintes. Elles s’inscrivent dans le champ de la géographie et de l’urbanisme, disciplines traditionnellement masculines, et témoignent justement de cet élan méthodologique vers les expériences et les pratiques des populations oubliées des spécialistes et/ou vulnérables (Mollé, 2023 ; Morhain, 2023). Nos thèses ont été partiellement financées par des acteurs issus du monde de l’immobilier et de la planification urbaine[2]. Le succès de la perspective du care ne s’appréhenderait donc pas qu’au niveau de la diffusion des épistémologies féministes anglophones (Hancock, 2021) ; il s’instituerait jusqu’au niveau de la restructuration des cadres géographiques de l’habiter. À quel point le travail de terrain conserve-t-il encore son éthique de care en s’approchant, dans ce cadre, des émotions d’autrui ?

1 . Travail de terrain, travail de care 

Depuis sa formalisation au XIXe siècle, le champ de l’aménagement fait état d’une connivence entre sphère scientifique et décisionnaire. Leurs intérêts mutuels ont évolué, passant des questions de santé et de progrès moral pendant l’hygiénisme, aux enjeux de décongestion des centres industriels et de transformation de l’habitat ouvrier à partir des années 1950 jusqu’aux préoccupations contemporaines pour l’amélioration de la qualité de vie. Leurs méthodes aussi ont changé, des topographies médicales aux grandes enquêtes quantitatives commandées par l’Etat sur le pavillonnaire (INED) ou les grands ensembles (grilles Dupont) jusqu’à des approches aujourd’hui entièrement qualitatives, y compris dans la mesure de la santé (Fijalkow et Wilson, 2024) et l’évaluation du vieillissement depuis l’habitat, comme dans les travaux financés par la fondation Leroy Merlin[3]

Le travail du care motive explicitement ces travaux, souvent par l’intermédiaire de la pensée de Joan Tronto, où il est défini comme contribuant à « maintenir, continuer ou réparer notre “monde” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie » (Fisher & Tronto 1990, p.40). Le rapprochement entre organismes financeurs et monde scientifique est un observatoire de l’institutionnalisation du care qui s’envisage probablement au-delà du champ de l’aménagement et des SHS. Elle s’y rend toutefois nettement visible à travers l’évolution du travail de terrain, qui semble en effet se rapprocher d’un travail de care, à la fois dans l’identification des voix à faire entendre, dans les modalités de l’enquête et dans ses finalités.

Nos deux thèses ont indirectement intégré la perspective du care dans le travail de terrain. (1) L’une d’elle, financée pour franchir le pallier des nouvelles copropriétés verticales et des tours d’habitat social et mieux comprendre les expériences domestiques de la hauteur, s’est imprégnée de la bibliographie anglophone de référence sur l’incorporation de la verticalité urbaine, elle-même proche des géographies féministes. Elle a en partie puisé dans une approche poststructuraliste de la verticalité, topologique, empreinte des rapports de position, de limite et de proximité, sensible à l’ethnométhodologie et au polyvocalisme (Mollé, 2023). (2) L’autre a été financée pour faire le lien entre le domaine de l’action territoriale et le monde étudiant. Elle a pris un tournant plus militant à l’issue d’un engagement bénévole dans une association d’aide alimentaire aux étudiant.es, cadre prépondérant pour constater leur précarité et leur isolement, leur vulnérabilité. Le travail de terrain s’est mué en travail de care lorsque s’est affirmée la vocation de porter la parole et les émotions de ces publics fragiles dans le cadre d’une action territoriale qui les considère peu.

Ces affinités méthodologiques non anticipées nous posent aujourd’hui question. Le travail de terrain placerait-il d’office les chercheur·es dans la perspective du care ? Les manuels et ouvrages méthodologiques semblent la préconiser : il s’agit bien de cultiver l’empathie vis-à-vis de l’enquêté·e (Sauvayre, 2013), la bienveillance (Demazière, 2008), le partage des réactions en tant qu’enquêteur·rice (Kaufmann, 1996) sans se fourvoyer sur la neutralité (Beaud & Weber, 1997). Plutôt que les intentions morales qui le guident, le travail de terrain serait-il la condition du travail de care ? En portant attention aux habitant.es et aux étudiant.es, nous avons éprouvé les limites de nos stratégies et de nos hypothèses de départ, la valeur heuristique de leurs positions, bien distinctes de celles des promoteurs, urbanistes et bailleurs sociaux. Mais cela n’a été possible que parce que ces personnes ont accepté d’aider l’enquête, en nous accordant du temps, des informations parfois intimes exprimant leur propre vulnérabilité. Définie comme « une configuration spatiale dans laquelle la distance est suffisamment réduite pour des effets, des usages et des pratiques spécifiques se développent » (Lebrun, 2023), la proximité est fondamentale dans cette transaction bi-directionnelle et émotionnelle suscitée par le travail de terrain et que désigne le care (Volvey, 2016). C’est justement pour cela qu’elle pose des questions éthiques.

2 . Ethique et inconfort face aux commanditaires 

L’approche par le care est fondée sur la critique de la montée en généralité, sur la valorisation d’expertises indigènes démontrant les limites des “savoirs” dominants (Luxembourg et Noûs, 2022). Ce positionnement est difficile à tenir pour les chercheur·es dont le travail de terrain est commandité dans la perspective d’actions structurantes à large échelle, comme dans le champ de l’aménagement. Les dispositifs de financement comme les chaires de recherche et les conventions CIFRE induisent en effet un certain inconfort au moment de discuter les résultats de terrain face aux acteurs ayant permis ces situations de proximité. Cette gêne est liée à la crainte qu’ils soient instrumentalisés au nom d’intérêts particuliers. A priori subversif, le registre émotionnel du care serait à double tranchant. 

La présence des commanditaires privés dans les chaires industrielles s’explique par le montant des crédits impôt recherche. Leur détachement face à l’issue des recherches est susceptible de laisser le champ libre à l’analyse. En même temps, il est difficile de savoir si cette liberté ne leur est pas profitable. Aujourd’hui orientées vers le marketing cognitif, les stratégies des promoteurs immobiliers incitent à l’achat en jouant sur les émotions de leurs clients potentiels (Mollé, 2023). Que leur apporterait une recherche transparente vis-à-vis des significations, ses sensations et des affects positifs et négatifs des habitant.es des programmes neufs et plus anciens ? Le désir de faire exister les résultats de terrain auprès des étudiant.es a été plus important face aux commanditaires publics, afin qu’ils puissent être concrètement pris en charge dans l’action territoriale. Même si, là encore, les possibilités d’instrumentalisation sont réelles dans la prise en compte de ces populations hautement médiatisés dans les stratégies électorales. L’éthique de care que nous avons portée pendant notre rapport au terrain a pu être minorée dans l’utilisation de nos résultats par des acteurs qui n’ont pas développé la même proximité que nous avec les personnes enquêtées.  

L’instrumentalisation de la proximité avec les personnes enquêtées présente aujourd’hui un risque éthique non négligeable. À l’heure où les conditions de possibilité des travaux scientifiques sont fixées selon les intérêts d’acteurs privés et publics “extérieurs” au monde académique, l’invocation du care pourrait devenir un “goddess-trick” (Volvey, 2016), utile pour faire valoir des stratégies particulières au nom de principes moraux. Le soin aux plus vulnérables est particulièrement difficile pour les chercheur·es non statutaires parce qu’ils restent tributaires du financement d’acteurs pour lesquels la dimension éthique du care n’est pas au centre des préoccupations. Reste ainsi à savoir comment les scientifiques pourraient instrumentaliser leur proximité avec les personnes vulnérables pour cette dimension le soit. 

Références bibliographiques :

Calbérac, Y., 2010, « Terrains de géographes, géographes de terrain. Communauté et imaginaire disciplinaires au miroir des pratiques de terrain des géographes français du XXe siècle », Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon II.

Demazière, D., 2008, « L’entretien biographique comme interaction négociations, contre-interprétations, ajustements de sens », Langage & société, (1), 15-35.

Fijalkow, Y. & Wilson, Y., 2024,  « La littérature en santé dans l’habitat : une autre manière de mesurer la qualité du logement », Métropolitiques

Fischer, B. & Tronto, J., 1991, « Towards a Feminist Theory of Care in Abel, E. Nelson, M. (dir.) Circles of Care : Work and Identity in Women’s Lives », Albany, New York : State University of New York Press.

Gilligan, C., 2019, « Une voix différente, la morale a-t-elle un sexe ? », Flammarion, coll. “champs essais”, 336 p. 

Hancock, C. (dir.), 2021, « Géographies anglophones, nouveaux défis », Presses universitaires de Paris Nanterre, 442 p.

Kaufmann, J. C., 1996, « L’entretien compréhensif. », Paris. Éditions Nathan.

Lebrun, N., 2023, « Pour une conscience de proximité(s). », Ma proximité, GéoProximitéS.

Luxembourg, C. & Noûs, C., 2022,  « L’éthique du care comme procédé méthodologique et analytique : expérimentations à propos des rapports de genre dans l’espace public à Gennevilliers (2014-2020) », in Rouget, N. éd., Fragments de Géo(pp. 187-198). Saint-Denis: Presses universitaires de Vincennes.

Mollé, G., 2023,  « Dimensionnement urbain et hauteur des milieux. Enquête mésologique sur les conditions de production et d’habitation des tours résidentielles en France », Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon II.  

Morhain, C., 2023,  « La métropole comme territoire étudiant. L’action publique locale transversale au prisme de l’expertise mobilité logement », Thèse de doctorat, Ecole Nationale des Travaux Publics de l’Etat (ENTPE).

Sauvayre, R., 2013, « Les méthodes de l’entretien en sciences sociales ».

Todd, E., 2022, « Où en sont-elles?: une esquisse de l’histoire des femmes », Seuil.

Volvey, A., Calbérac, Y., Houssay-Holzschuch, M., 2012,  « Terrains de je. (Du) sujet (au) géographique », In Annales de géographie (No. 5, pp. 441-461). Cairn/Isako.

Volvey, A., 2016, « Sur le terrain de l’émotion: déconstruire la question émotionnelle en géographie pour reconstruire son horizon épistémologique », Carnets de géographes, (9).

Weber, F., & Beaud, S., 1997, « Guide de l’enquête de terrain », Paris: La Découverte.


[1] Les trois sphères de l’hégémonie culturelle chez Gramsci.

[2] Respectivement par la chaire Habiter Ensemble la Ville de Demain (https://imu.msh-lse.fr/chaire/) et par un dispositif CIFRE avec la Métropole de Lyon.

[3] Le primat des approches qualitatives est transversal aux travaux en ligne :  https://www.leroymerlinsource.fr/.

Pour citer cet article :

MOLLE Geoffrey, MORHAIN Chloé « S’approcher des émotions d’autrui. Travail de terrain, éthique de care ? », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-ac9/