Building convivial bridges with the most vulnerable: a perspective on a third place as a creative margin for inclusion
Myriem Kadri
〉Doctorante en géographie et sociologie (CIFRE)
〉Laboratoire Pléiade UR 7338 〉 Université Sorbonne Paris Nord
〉Laboratoire CLERSE 〉 Université de Lille
〉Myriem.kadrihassanii@gmail.com 〉
〉Article long 〉
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Résumé : Cet article, issu d’une thèse en CIFRE (2021-2025), souhaite contribuer aux travaux en cours cherchant à saisir les intersections entre les espaces de l’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité et les espaces dits alternatifs et d’empowerment par le faire. Dans le contexte contemporain du mouvement des tiers-lieux français, cette recherche propose de réfléchir aux modalités socio-spatiale et sensible d’une approche holistique de l’inclusion, au prisme des pratiques du care qui se déploient dans les dynamiques des lieux. S’appuyant empiriquement sur un tiers-lieu associé à un dispositif d’habitat inclusif pour personnes en situation de handicap, cette contribution examine les relations sensibles et de proximités que ces derniers tissent avec le lieu, les formes renouvelées du prendre soin qui peuvent en découler ainsi que leurs effets de réduction et/ou d’accentuation des sentiments d’exclusions et de discriminations.
Mots-clés : Tiers-lieux, proximités, handicap, care, encapacitation.
Abstract: This article, resulted from a CIFRE thesis (2021-2025), aims to contribute to the ongoing work seeking to understand the intersections between support spaces for individuals in vulnerable situations and so-called alternative and empowerment spaces. Within the contemporary context of the French third-place movement, this research offers a reflection on the socio-spatial and sensory modalities of a holistic approach to inclusion through the lens of caringpractices that unfold within the dynamics of these spaces. Empirically based on a third place associated with an inclusive housing scheme for people with disabilities, the study highlights the sensitive and proximate relationships that these individuals develop within the space, the renewed forms of caring that may result, as well as the effects of these practices on reducing and/or exacerbating feelings of exclusion and discrimination.
Keywords : Third-place, proximity, disability, care, empowerment.
Introduction
Le concept de « tiers-lieu » issu du terme anglais « third places » est pensé par Ray Oldenburg (1989), comme un espace urbain ne correspondant ni au domestique, ni au professionnel, propice aux (re)tissages des liens sociaux et locaux de proximités. En contexte urbain américain des années 1980, l’expansion de formes d’urbanisme étendant les distances entre le domicile et le travail a conduit au délitement progressif des lieux de socialisation dans les territoires. Initialement, les travaux du sociologue américain défendent un rôle intrinsèquement socio-politique de ces espaces de sociabilités publics et informelles, à travers les époques et les cultures (Burret, 2021 ; 2023). En France, cette conception s’est adaptée aux réalités contemporaines et s’observe à travers une profusion de formulations, d’appropriations et d’applications : makerspace, fablabs, fabrique de territoire, coworking, tiers-espace, espace-tiers, etc. Pour une large communauté de praticiens, de bénévoles, de militants, de professionnels du travail social, etc. (Pasquier et al., 2023 ; Relier, 2021). « Faire tiers-lieu » apparait comme une opportunité de participer à la conception d’espace de remaniement institutionnels, du mieux vivre dans l’ouverture sur les diversités (sociale, professionnelle, culturelle, etc.), notamment par l’hybridation des activités.
Le phénomène en plein essor des tiers-lieux se voit ainsi réinterprété comme un outil protéiforme et porteur d’alternatives pouvant pallier les pertes de liens sociaux de proximité et répondre localement aux enjeux des transitions actuelles. (France TL, 2023 ; Liefooghe, 2023 ; Gauthier, 2022). En ce sens, la création du terme « tiers-lieu » vient marquer l’intention d’un lieu transformateur, dont les acteurs se situent à la croisée des pratiques d’occupation temporaire, d’éducation populaire et entrepreneuriales, intimement liées aux changements à l’œuvre dans le monde du travail[1] et du numérique (Lorre, 2018 ; Liefooghe, 2018). L’institutionnalisation du mouvement français, consolidée en 2023 par la création d’un Groupe d’Intérêt Public (GIP) en partenariat avec l’association France Tiers-lieux, participe fortement à la construction d’un discours commun autour du rôle socio-économique et territorial des tiers-lieux, de revitalisation des territoires urbains et ruraux marginalisés (Nadou et al, 2023) [2]. Cette conception sociétale reste par ailleurs mise à l’épreuve par des enjeux d’autonomie économique, de pérennité et de poids politique dans les actions publiques, ainsi que des enjeux de reconnaissance de la dimension citoyenne et démocratique de ces espaces du collectif (Idelon, 2022 ; France Tiers-Lieux, 2023).
Depuis les années 2010, et de façon accrue après 2020, les recherches en sciences sociales s’attèlent ainsi à appréhender les ressorts de cet objet émergeant, mettant en garde contre toute vision solutionniste ou romantique, totale ou homogénéisante du lieu. Un lieu-dit « tiers-lieu » ne garantit pas la mise en œuvre d’une innovante basée sur la solidarité et la convivialité entre acteurs d’intérêts différents, mais bien ouvre le champ des possibles d’une appropriation collective d’un lieu partagée, favorisant des socialisations et des actions porteuses d’opportunités et d’alternatives sociales. Se dégage néanmoins des logiques communes aux tiers-lieux, pouvant accroître les effets positifs d’initiatives et d’organisations sociales plus horizontales : la proximité et la diversité des acteurs du lieu, ainsi que la mutualisation et le partage équitable des ressources et savoirs. Les cultures professionnelles qui y sont représentées sont marquées par l’hybridation des fonctions et tendent vers des compétences sociale et émotionnelle transversales, pouvant être contraignantes ou éprouvantes dans le rapport au travail dans ces lieux. En abordant le Devenir des tiers-lieux français, Antoine Burret (2023) souligne néanmoins un manque de positionnement politique clair des représentants institutionnels sur les questions clivantes, d’inclusion des populations minoritaires et marginalisées, ainsi que des risques psycho-sociaux dans ces espaces comme ceux de coworking. Le sociologue critique par-là une prégnance des logiques productives du faire, qui se substituent subtilement aux logiques de liberté et de sociabilités informelles, d’ambiance chaleureuse et de coprésences non contraignantes, au cœur de la vision originelle du tiers-lieu. « Fini les plaisirs, les rires, les badinages, les flâneries, le temps libre et la discussion informelle, c’est désormais le faire ensemble, qui recrée des passerelles entre les individus » (Burret, 2023, 135-137). Cette critique d’une vision néolibérale et institutionnalisées de ces lieux de sociabilité du quotidien introduit une réflexion sur les formes d’exclusion et d’assignation, subtiles et symboliques, qui délimitent les relations sociales aux contraintes de ne pas flâner ou de consommer. De la même manière, elle interroge les fondements d’une organisation sociale et spatiale inclusive, rendant possible la construction d’espaces accessibles, sans jugement des différences et où se produit un sentiment d’acceptation et d’appartenance à une communauté élargie et ouverte.
Dans le contexte de sociétés inégalement blessées par les discriminations intersectionnelles (Luxembourg, 2020 ; Dagorn & al., 2023), c’est la fabrique de lieux témoignant des volontés de faire ensemble (Lallement, 2019), en vue de façonner un monde habitable, d’inclusion et de soutien à toutes les formes de vies et de vulnérabilités qui se pose dans ses modalités théoriques et empiriques. Les synergies avec l’économie sociale et solidaire (ESS) et le champ de l’accompagnement social et médico-social des personnes en situation de vulnérabilité semblent consolidées par l’intégration d’une catégorie particulière issue de la typologie admise, celle des tiers-lieux dits « solidaires »[3]. Le développement de projets de tiers-lieux associés à des établissements sociaux et/ou médico-sociaux (ESMS) se consolide au fil des soutiens des organismes régionaux ou nationaux incitant les acteurs associatifs à développer des outils facilitant l’autonomie et la participation sociale et citoyenne des plus vulnérabilisées. À l’échelle des réseaux d’acteurs de tiers-lieux et de l’accompagnement, s’organisent des groupes de travail (GT) concevant ces lieux comme des outils d’incubations d’innovations et d’expérimentations de pratiques de soin complémentaires aux approches traditionnelles[4], via la mise en place de cafés éthiques ou des jardins partagés et thérapeutiques. En lien avec le travail social et de soin, l’intérêt pour les logiques des tiers-lieux intervient dans le contexte des critiques sévères des institutions internationales au vu des conditions maltraitantes de vie dans les institutions (Capdroits, 2022) et de désinstitutionalisation des offres de soins et du paradigme de l’accompagnement des personnes en situation de handicap et/ou de vieillissement (Stiker & al., 2014). Pour cela, se développent des dispositifs dits « hors les murs », se voulant en rupture avec les lieux isolés et les modes standardisés de l’accompagnement des Personnes[5] en institutions, tel le dispositif habitat inclusif (Piveteau, 2022 ; Ministère des solidarités et de la santé, 2016). Cette configuration d’habitats ordinaires et accompagnées suggère, par le terme « inclusif », de travailler la participation sociale et citoyenne des acteurs accompagnés en reposant sur deux critères : le partage d’espaces communs et la proximité et la connectivité au territoire de vie. Dans ce « virage domiciliaire » de l’accompagnement, la nouvelle aide à la vie partagée (AVP), remplaçant le forfait l’habitat inclusif en 2023, place définitivement au cœur de son financement une dimension unique, celle de l’animation de la vie sociale et partagée des espaces communs. Elle souligne une conception collective et spatiale de l’autonomie. La vie partagée y est conçue comme un recours à l’isolement subis dans les espaces privés, et les espaces partagés comme support d’une forme d’habiter le « chez soi sans être seul » (Piveteau, 2020) créant un « entourage soutenant » et capacitant dans l’environnement local (Lefebvre, 2020 ; Charlot, 2022).
En considérant les arcs-boutants d’une « société inclusive » (Gardou, 2022 ; Printz, 2020), la force d’inclusion des tiers-lieux peut ici s’appréhender dans les modalités de coconstruire des expériences sociales ouvrant le champ des pouvoirs d’agir et de choisir aux acteurs de l’accompagnement et dans la capacité de participer à un collectif ouvert sur des rencontres, des collaborations et des solidarités entre individus que a priori tout sépare (genre, vulnérabilité, origine, statut, etc.)
Cette contribution, issue d’une recherche doctorale en cours, tente une compréhension approfondie des dynamiques à l’œuvre dans les tiers-lieux, en examinant comment ces espaces se configurent comme des lieux alternatifs et d’innovations, plus ou moins propices à l’inclusion et à l’« encapacitation »[6] des personnes en situation de handicap. Elle a pour ancrage empirique deux milieux distincts en France : ceux des tiers-lieux et de l’accompagnement social et/ou médico-social des personnes en situation de handicap, vivant dans un établissement médico-social ou en habitats accompagnés. Faisant partis d’autres expériences et immersions entreprises, le tiers-lieu (TL)[7] – cas empirique de cet article – se place en premier lieu d’enquête menée entre 2021 et 2023. Partant de ce terrain, il est tenté d’opérer un retour réflexif sur un matériau (notes d’observations, documentation, archives, objets, etc.) accumulé au fil de plus de dix-huit mois d’immersion participante dans le quotidien du TL et dans son territoire de vie, Porté par une association locale de parents d’adultes en situation de handicap, le TL est adossé à un dispositif d’habitats inclusifs se voulant alternatif des offres d’accompagnements en institutions des adhérents en situation de handicap et se place stratégiquement comme une « passerelle apprenante et conviviale ». Situé dans un quartier urbain au carrefour des lieux de vie des adultes accompagnés, il regroupe au quotidien des personnes en situation de handicap, intellectuel pour la plupart, des aidants, des bénévoles participant aux actions d’accompagnements, et ponctuellement regroupe en son sein des habitants du quartier et des acteurs locaux (professionnels, associatifs, etc.) autour d’événements partagés.
L’immersion dans l’ordinaire des activités du TL m’a permis d’être au plus près du quotidien du travail d’accompagnement et de celui d’une dizaine de personnes en situation de handicap, appelées dans cet article les habitués. Les personnes accompagnées, désignées comme habitués représentent des femmes et des hommes, adultes d’une moyenne de 30 ans en situation de handicap intellectuel, pour la plupart liée à la trisomie 21, habitants ou futurs habitants des logements inclusifs du quartier. Ce sont eux que les observations ont révélé avec occurrence, les dynamiques d’appropriations et de construction de relations particulière au TL et à ses acteurs. Pour apprivoiser la complexité du champ de l’empowerment et des exclusions sociales dans les espaces, une double perspective spatiale complémentaire, dans et en dehors du tiers-lieu, est adoptée pour appréhender la fabrique d’un lieu à vocation d’inclusion des personnes en situation de handicap. Le souhait étant de dégager ce qui se fabrique à l’intérieur du lieu, de telle sorte à opérer des ouvertures (sociale, spatiale, culturelle, etc.) vers l’extérieur du lieu, ainsi que les processus d’appropriations et de socialisations qui s’y déroulent. Dans cette double inscription géographique, il est question dans les propos qui suivent de faire la focale sur la dimension intérieure du TL et de problématiser la question du potentiel d’inclusion du TL autour des formes d’appropriations et de relations qu’entretiennent les personnes en situation avec le lieu et ses acteurs.
Partant d’un cadre disciplinaire et analytique issue de la sociologie et de la géographie humaine, il s’agit de questionner ces relations sociales et spatiales à travers les processus facilitant et/ou empêchant le développement des sentiments d’autonomie et d’inclusion qu’elles révèlent. Le postulat de cette recherche avance l’idée selon laquelle des usages sociaux et sensibles du TL sous-tendent des formes renouvelées de pratiques du prendre soin comme dimension complémentaire de cette visée d’empowerment par les espaces. Ces formes renouvelées du care dépassent partiellement les cadres du travail des aidants ou des caregivers, pour se loger dans des formes d’attentions et de proximités (relationnelles, affectives, géographiques, etc.) aux espaces du TL, à son individuation et celle des acteurs investissant le lieu. Cette hypothèse d’une forme d’extension du prendre soin comme potentiel d’inclusion tente de contribuer aux recherches traitant des rapports entre espace, care et encapacitation (Fleury, 2019 ; Le Bossé, 2008 ; Paperman, 2010 ; Tronto, 2009) et envisageant une approche sensible du lieu et des interdépendances entre les individus et leur environnement (Lussault, 2007 ; Plaignaud & al., 2023 ; Lahire, 2013).
Après une brève genèse de l’évolution de la notion de tiers-lieu au prisme des réalités et interprétations contemporaines, la première partie propose de poser les questions de méthode ethnographique en CIFRE et de construction empirique du T par les acteurs du dispositif comme espace à la marge des normes dominantes fonctionnant comme une passerelle vers l’inclusion dans le milieu dit « ordinaire ». À la suite d’une introduction de la sociologie des habitués en situation de handicap et des acteurs partageant au quotidien les espaces du TL, il s’agira d’examiner le postulat de départ aux réalités sensibles observées, à partir d’une analyse des effets des relations de proximités qu’entretiennent les habitués et habitants du quartier avec le lieu et ses acteurs. Enfin, une ouverture critique est proposée sur les effets ambivalents de ces proximités, conduisant à réfléchir aux rôles éthiques et politiques de ces lieux de marginalités créatrices dans la construction des formes de vie en soutien à autrui et soutenables.
1 . Enquêter sur et dans un tiers-lieu en milieu d’accompagnement de personnes en situation de handicap
1 . 1. « Habiter » la recherche-action dans un tiers-lieu à vocation d’inclusion
Le choix d’une immersion territoriale dans le quartier d’inscription du TL (2021-2023) a conduit à une installation au centre d’une ville moyenne du Pas-de-Calais, à quelques mètres de l’organisation employeuse de la CIFRE, domiciliée dans les locaux du TL, et des habitats inclusifs qu’elle porte. Cette démarche pouvant s’identifier à « l’ethnographie de proximité » développée par Jean-Yves Urbain (2003) conduit ainsi à habiter et à vivre au plus près de ce milieu de vie social, professionnel et urbain spécifique. Cette relation d’étroite proximité géographique avec le lieu étudié (Figure 1) est recherchée comme « potentiel à activer » (Torre, 2009), en vue de faciliter une recherche sur et dans le TL et une présence d’actrice observatrice des discours et pratiques des acteurs du collectif. En plus d’un défi de légitimation de la recherche en CIFRE, la position de « descente permanente » qu’induit immanquablement ma présence dans le quartier d’habitation des habitués questionne la notion de proximités comme variable transversale et explicative d’une spécificité de ce terrain de recherche.
La carte suivante (Figure 1) illustre la structure géographie et sociale du quartier, les distances et proximités qui lient le TL et les habitats des personnes accompagnées, donnant sens à la fabrique du TL « au carrefour du chez soi et de la ville ». Ce quartier, proche des Places plutôt animées du centre-ville, concentre des habitants en majorité adultes professionnels de classe moyenne et reste marqué par une segmentation socio-spatiale conjugué à des espaces vacants, parfois vétustes. L’habitat sur la rue attenante au TL représente la première tranche d’habitats inclusifs, portée depuis 2011 par l’Association et le lieu de vie des habitués du TL. Elle est revendiquée par les parents fondateurs et reconnues par les politiques locales dans son rôle symbolique et politique sur le territoire, au vu des changements dans son accessibilisation[8] et dans les perceptions de ses habitants sur la diversité sociodémographique et sur le handicap en particulier. Dans l’histoire associative du collectif, le TL, ouvert en 2019, intervient à la suite du changement des locaux de l’Association, passant d’un espace à l’intérieur de la résidence d’habitation des personnes accompagnées, à un local quatre fois plus grand et à proximité directe – en face – de l’entrée principale de cette même résidence, ainsi qu’en accès immédiats sur deux autres résidences, tel que signalé par des flèches (Figure 2). Dans la mémoire collective des acteurs du collectif, ce lieu marque un changement organisationnel, symbolisé par un réaménagement des espaces collectifs des habitants accompagnés, venant pallier des tendances à l’entre soi des adhérents accompagnés, des professionnels et des bénévoles.
Figure 1. Carte du quartier d’inscription du TL. (source : topoexpert – 2024)
Le TL, lieu d’environ 400 m2, est reparti en trois niveaux (RDC, 1er étage, garage ; Figure 2 et 3). Il est agencé en espaces dédiés aux ateliers partagés (cuisine partagée, espace bien-être, petits coins de tables, salles de réunions et de convivialité ainsi qu’une buanderie) et en espaces de travail pour les salariés, aidants et bénévoles ou volontaires. Support physique des accompagnements collectifs, il est à la fois le lieu de travail pour les professionnelles de l’accompagnement et un espace de socialisation et de vie partagée investi par les habitants, comme ils le souhaitent.
Figure 2. Plan du RDC du tiers-lieu et des portes d’entrées et de sorties accessibles aux publics et/ou aux habitants accompagnés.(source : archive interne, mise en forme : capcut – 2022)
Figure 3. Plan d’aménagement du 1er étage du tiers-lieu et de l’espace comptoir (en rouge). (source : archive interne, mise en forme : capcut – 2022)
Au moment de mon arrivée sur le terrain (fin 2021), dire de ce lieu un « tiers-lieu » reste ambigu, mais résolument en continuité avec le « cœur de métier » de l’Association et à un dispositif d’accompagnement défendant une vision transversale et multidimensionnelle de l’inclusion des personnes en situation de handicap en société. L’usage de ce néologisme apparait davantage rhétorique et stratégique chez les fondateurs et décideurs de la structure, intervenant dans le discours normatif autour du dispositif (Dodier & Barbot, 2016) comme un outil au service de la transformation d’un modèle d’accompagnement, discriminatoire et exclusif des Personnes. Ce dispositif de droit commun inclut dans ses éléments fondamentaux les habitats inclusifs et le TL et vise à proposer une alternative de vie (résidentielle, professionnelle, sociale, etc.) au placement des Personnes en institution spécialisée (IEM, ESAT, etc.). Bien qu’arrêtées par les confinements concomitants à son ouverture, les dynamiques du TL, au cours de la durée de l’immersion, se structurent régulièrement autour d’ateliers de co-formations et de fabrications partagés, ouverts et faisant contribuer des acteurs locaux. L’expérience du lieu et des activités qui se déploient dans ses espaces partagés et communs, couplent accompagnements personnalisés et collectifs à l’occasion d’événements ou de projets de collaborations, associant personnes en situation de handicap, aidantes et autres acteurs ou habitants du territoire (étudiants et/ou professionnelles, acteurs publics ou associatifs, élus, etc.). L’animation du lieu est particulièrement vivante lors des périodes festives ou à l’occasion de temps de formation ou de visites de partenaires, souvent organisés avec des bénévoles, des aidants et des habitués accompagnés par l’Association dans le cadre des actions de sensibilisations à l’emploi des Personnes et au « management » de la différence en entreprise ordinaire. Si les habitués du TL en situation de handicap s’y impliquent plus ou moins par leur présence active, le terme « tiers-lieux » ne semble être ni compris, ni identifié, rappelant l’idée de tiers-lieux invisibles ou implicites en contexte de révolutions (Burret, 2018 ; 2023). La compréhension des logiques d’expérimentations, d’ouvertures et de partage des tiers lieux s’est démocratisée dans les discours des habitués et de leurs aidants relativement tard – six derniers mois de l’immersion – et à demeurer en pratique fragile et ponctuelle.
La recherche en CIFRE et ce qu’elle sollicite en termes de travail d’articulation de la position de doctorante et de salariée s’est révélé particulièrement empreinte par des attentes de formalisations et de communications sur les éléments alternatifs du dispositif, et par les enjeux organisationnels de professionnalisation et de pérennisation de la structure. Cette posture de recherche en action met en jeu une réflexion méthodologique critique de la position de chercheure « embarquée » (Gallenga & Pesle, 2023) dans un terrain en train de se faire.
L’immersion dans ce (mi-)lieu dynamique conduit à produire des observations plus ou moins discontinues ou flottantes, par opportunités des rencontres et collaborations professionnelles. Des situations, réflexions et interrogations sont souscrites régulièrement dans un journal de terrain ou sont symbolisées par des objets recueillis sur le tas (photographies, cartes, bougies, etc.). La méthode immersive étant mobilisée comme un instrument de construction située de la connaissance (Staritzky, 2024), invite à une démarche réflexive des situation troubles spécifiques au milieu de l’accompagnement et/ou du travail social (Laville & Salmon, 2022). De plus, le quotidien partagé avec les habitués accompagnés a sollicité la construction une certaine éthique d’habiter le terrain, reconnaissante et soucieuse des intelligences et corporéités minoritaires et marginalisées.
1 . 2. Une brève sociologie des habitués du tiers-lieu en situation de handicap
L’enquête ethnographique menée au sein de ce (mi)lieu m’a donc permis de partager le quotidien d’acteurs désignés comme habitués du lieu et habitants du quartier, se distinguant par leur présence et/ou leur participation répétées au lieu et à sa dynamique collective. Chez les habitués accompagnés, les espaces-temps de co-formation et/ou de convivialité semblent prouver leur utilité socialisatrice en ce qu’elle facilite des comportements d’ouvertures aux expériences et aux relations, autres que celles habituelles de l’accompagnement. Ces adultes tentent de dépasser les barrières qui découlent de leur situation de handicap, à l’intérieur comme à l’extérieur du TL, en s’impliquant dans des relations d’entraide et/ou de collaboration, à l’occasion d’un binôme d’atelier culinaire ou d’un projet de budget participatif, ou encore de stage professionnel. La dimension collective et partagée de ces activités semble expliquer l’effet d’ouverture sociale dans la fabrique du lieu, en ce qu’elle diminue une certaine pression responsabilisante, voire culpabilisante, de la quête de l’autonomie individuelle, rendant moins éprouvant ou plus désirable la socialisation et l’apprentissage.
Des expériences d’exclusions, souvent vécues fatalement, sont particulièrement posés chez des habitués du TL et s’éprouvent relativement aux empêchements quotidiens découlant de la maladie génétique de la trisomie 21 ou du spectre de l’autisme (HAS, 2022), dont des restrictions d’activités et d’interactions sociales, d’articulation et d’abstraction, d’anticipation et de quantification des objets matériels et des concepts. Elles ont pour conséquences sociales d’incorporer des comportements d’entre-soi et d’autocensure, de méfiance ou de réticence à se risquer dans les lieux et les liens autres que ceux accolés aux espaces domestiques et rassurants du milieu familial et de l’accompagnement. Ces réactions de retrait subis et quasi choisis sont à examiner du côté de la violence des normes valido-centrées et des émotions négatives que leur renvoie la société dans les espaces publics comme privés (Primerano, 2022 ; Alessandrin & Dagorn, 2023), ainsi que du côté des relations d’aidances parfois surdéterminantes des choix et actions des personnes accompagnées. Ainsi, face aux réactions de pitié, de gêne ou de méfiance, alimentées par les représentations déficitaires et stéréotypées sur le handicap, s’incorporent chez les Personnes des sentiments de peur, de dépendance et un certain degré de stress spatial et social à l’égard des risques et responsabilités qu’impliquent de vivre en autonomie et hors de l’institution. Ces émotions viennent souvent en réponse à des situations nouvelles et/ou de rupture, plus ou moins « ordinaires » : dans le cas d’un départ de fin de contrat d’une aidante, de la perte d’un parent ou de la visite d’une personnalité publique, ainsi que lors de situations challengeantes, impliquant d’agir avec des espaces et des acteurs souvent inconnus, tels que faire un stage, se déplacer en train, se présenter en public, organiser un événement, etc.
Du côté de la sociologie des personnes fréquentant au quotidien, elle est représentée par une majorité de femmes accompagnantes des adhérents en situation de handicap dans les dynamiques d’ouvertures et de socialisations. Âgées de 19 à 70 ans et habitantes de la ville, elles occupent des positions et rôles diverses : de mères aidantes, de bénévoles et d’institutrices retraitées, de coordinatrice de parcours et d’éducatrices spécialisées en formation ou diplômées, d’administratrices, habitante du quartier. Bien qu’elles soient quantitativement les figures les plus présentent et en relation quotidienne avec les habitués du lieu, des expériences d’hybridation du lieu se développent, impliquant une diversité d’acteurs du territoire dans des collaborations et des activités partagées. À cet égard, les espaces communs du TL se reconfigurent en fonction des logiques d’inclusion recherchées (sociale, professionnelle, culturelle, etc.) : sous formes d’ateliers de formation et/ou de fabrication d’un objet partagé (recette, jacinthe de Noël, jeu, etc.), à l’occasion d’une journée de team building et/ou de sensibilisation à la culture des différences en entreprise, lors d’ateliers préparatoires d’un voyage apprenant ou encore d’une représentation théâtrale.
2. Fabriquer un lieu de proximités et d’ouvertures : entre marginalités et convivialité
2. 1. Le TL, une marge à l’intersection de milieux de vie et d’accompagnements
La place du TL se construit progressivement dans les discours normatifs et stratégiques des « acteurs-concepteurs » (Dodier & Barbot, 2016) du dispositif – administrateurs, aidants et salariées et Personnes -, comme un outil d’inclusion et complémentaire aux logiques encapacitantes, d’ouverture, d’apprentissage et de sociabilité, jugés centraux dans les modes d’accompagnement défendus par le collectif. Au fil des tentatives de formalisation des éléments du dispositif, le TL s’entend dans sa fonction de « passerelle apprenante et capacitante » pour les acteurs de l’accompagnement et en priorité pour les personnes accompagnées. Privilégiée par sa position au carrefour des habitats inclusifs, il semble évident d’en faire un espace intermédiaire, « un (tiers-) lieu de trait d’union entre le chez soi et la ville », et ses espaces « ordinaires » (de soin, de travail, de formation, de créativité, etc.). Cette lecture du TL comme « entre-deux » mondes, rappelle le concept d’« espaces transitionnels » (Besson, 2018) qui relève une dimension nécessairement dynamique et non figée de ces interstices, justifiant l’importance d’un collectif ouvert, en mesure de s’adapter aux acteurs, aux intérêts et tensions potentiellement divergentes.
Pour clarifier la conceptualisation et la construction de l’identité du TL, telle que entendus par ces acteurs, la schématisation suivante tente une représentation d’une position spatiale et normative à l’intersection de milieux de vie différents cloisonnés.
Figure 4. Croquis représentant la position du tiers-lieu de la recherche, dans sa relation aux différents milieux de vie.
Le TL se représente à la fois au carrefour et à la marge du milieu dit « ordinaire » et le milieu institutionnel de l’accompagnement, en référence aux lieux de vie du droit commun et ceux soumis aux normes des ESMS. Précisément, il se place à la frontière des habitats des personnes dans la zone dite « hors les murs » et des lieux communs de participation sociale et citoyenne. Dans ce cercle concentrique, les espaces se resserrent dans le milieu « spécialisé » et les bordures se solidifient, pour dire la symbolique des « vies dirigées » et des sentiments d’isolement dans des espaces contraignants les choix et libertés des Personnes. Les contours discontinus du TL, telle que dessiner, reflètent sa perméabilité plus ou moins sélective, laissant passer les possibilités nouvelles de sortir vers l’ordinaire et de faire entrer l’ordinaire. La marginalité du lieu se comprend ainsi dans sa position à l’interface de milieux plus ou moins cloisonnés (la société, le chez soi et l’institution), porteur d’un potentiel d’inclusion du fait même des dynamiques de coprésences et de circulations qui s’y déroulent.
La construction d’une identité marginale du TL, au croisement d’espaces du care et des lieux de l’ordinaire, se voit façonnée par la forte empreinte d’une certaine culture parentale, préexistante à la création du lieu, est fondatrice de la solidarité associative autour de l’accompagnement et de la lutte pour l’inclusion des personnes en situation de handicap dans le droit commun. Depuis quatre décennies, les parents fondateurs de l’Association défendent les droits des personnes en situation de handicap de bénéficier du parcours de vie le plus ordinaire possible, par l’installation en habitat ordinaire, par l’accès à l’emploi en entreprise ou à l’école ordinaire, etc. Cette lutte est vécue à travers une posture collective marginale et délibérée, en résistance aux exclusions et à l’injonction au placement en institution des enfants en situation de handicap, ayant particulièrement influencée la trajectoire sociale et organisationnelle de la structure. Revendiquée dans l’ADN alternative du dispositif, la triangulation de la relation d’accompagnement entre les personnes – parents – et professionnels, offre une place d’acteurs aux familles aidantes, alternative au statut de « visiteurs » en institutions. La TL émerge comme une opportunité spatiale pouvant rendre opératoire la conviction collective des aidants familiaux et faire reconnaître une démarche « hors les clous » des modes d’accompagnement standardisés et isolés du monde extérieur.
En ce sens, l’attention portée à une conception du TL au prisme du concept spatial de marge et de sa dimension créatrice apparait pertinente. La notion de marge s’entend moins dans sa connotation négative – en périphérie urbaine – et comme espaces hybrides et multi situés, à la fois en rupture par rapport aux normes sociales et territoriales dominantes, et en continuité avec les réalités sociales et territoriales par la création de lieux accessibles et visibles, brassant des acteurs et des créations diverses (Depraz, 2017). En ce sens, la marge serait « l’écart entre un “plus”, c’est à dire un territoire organisé, fonctionnant suivant des règles mises en place progressivement et un “moins” qui, pour un espace, une époque, une forme d’activité données, ne répond plus aux normes du système, du territoire auquel il se rattache, que cette non réponse soit brutale ou progressive » (Prost, 2004). En référence aux espaces transitionnels (Besson, 2018), la marge du fait même de son décentrement, se positionne néanmoins suffisamment à proximité pour générer ses propres forces, au point de remettre en question la relation d’infériorité initialement identifiée entre des individus (Le Gall & Rougé, 2014). De la sorte, faire du tiers-lieu un opérateur spatiale d’une démarche transgressive, donne à saisir cette marginalité du point de vue de sa portée créatrice d’un retournement – ou un écart du moins partiel – de la « pédagogie ordinaire » figeant les identités dans l’hétéro-normativité et les stigmates du validisme. Le TL en héritant des marginalités de son milieu social participe ainsi à la configuration d’un lieu alternatif, quasi ordinaire ; c’est-à-dire ni tout à fait ordinaire, ni institutionnel, du fait de sa position à la fois excentrée de milieux de vies diverses – ordinaire, hors les murs et spécialisé – et excentrique des normes sociales dominantes.
2. 2. Effets de proximités et d’attachements aux acteurs et au lieu
Partant de la perspective du TL comme une marge créatrice, l’hypothèse de départ d’une extension des pratiques du prendre soin dans ce qui se fabrique dans ce lieu « ni-ni », est ici à examiner du point de vue des dynamiques spatiale, sociale et sensible édifiants l’identité du TL et de leurs effets peu ou prou encapacitant sur le quotidien des acteurs qui s’y investissent. Pour cela, les marginalités du TL (normatives, spatiales et sociales) sont mises en perspective par rapport aux relations de proximités (géographique, affective, relationnelle, etc.) qu’entretiennent les habitués accompagnés avec le lieu, les acteurs associatifs et locaux qui s’y investissent (aidants, parents, bénévoles, professionnels, lycéens, etc.). En référence aux théories du care (Ibos & al, 2019), la fabrique du TL aux croisement de ces relations de proximités, se traduit empiriquement dans leur portée sensible, émotionnelle et symbolique, parfois indicible et intangible[9] mais qui intrigue dans le temps long de l’enquête.
Envisagé du point de vue de son inscription géographique dans le quartier (Figure 1), le TL se caractérise par son emplacement à proximité et ouvert sur les logements des habitués et du centre-ville, favorable aux passages réguliers et à sa construction en lieu de socialisation du quotidien. Cette proximité géographique se couple avec une proximité relationnelle et affective particulière, familiale et familière, entre les habitués accompagnés et les acteurs de l’accompagnement, notamment les aidantes professionnelles (coordinatrice de parcours, éducatrice spécialisée, auxiliaire de vie) et les aidantes proches (mère, tante ou sœur). Avec ces dernières, ils semblent entretenir des relations personnalisées d’accompagnement dans la durée, tournées vers l’écoute, le soin et le souci d’autrui, de son parcours de vie, de sa culture familiale et problématiques singulières. Les discours normatifs des aidantes sont influencés par une éthique collective de l’attention et du soin, perceptible dans les conditions sensibles des interactions (la posture, le regard, le ton, les gestes, etc.). Il est possible de voir les effets des relations de care et leurs manifestations dans des gestes d’attention et d’attachement des habitués, particulièrement incarnées dans les usages sensibles d’un espace partagé : le comptoir en bois estaminet (figure 5[10]). Ce comptoir est disposé au premier étage du tiers-lieu, au croisement des espaces communs de bureaux et d’ateliers partagés. Cet objet, associé à une figure culturelle des bistros du Nord, est le premier geste d’aménagement du lieu. Fonctionnant comme une petite cafétéria hybride et libre, il peut être vu comme un espace approprié par toutes et tous, soumis à une assignation peu forte du fait des passages fréquents entre les espaces qui gravitent autour de celui-ci (cuisine partagée, salles de réunion et de relaxation, etc.).
Figure 5. Image du comptoir depuis les espaces bureaux. (Source : archive interne, mise en forme : capcut, 2022)
Le comptoir est le lieu d’une pluralité – donc une certaine liberté – d’usages, pauses cafés, attentes d’un rendez-vous individuel avec les coordinatrices, discussions informelles ou d’organisation d’un événement partagé, etc. En dehors des temps d’activités et d’accompagnements, il se révèle particulièrement approprié par les habitués comme un espace de transmission des émotions et de visibilisation de gestes d’attention aux acteurs du collectif.
Sur l’étendue faisant office de bar, les traces de ces gestes se traduisent par des dessins et/ou petits mots doux dédicacés aux aidantes, des cartes de vœux ou postales de voyages envoyées aux membres de l’Association, des gâteaux de pâques pour toutes et tous, comme le thé et le café. Ces objets partagés symbolisent la marge d’une attention collective et d’une attention à soi, en ce qu’elles représentent une façon d’être présent et de prendre soin des relations bienveillantes entretenues dans le lieu.
À la fois espace de passage et de diffusion des affects, la place de ce comptoir reflète la construction d’un espace réceptacle des sentiments d’appartenance et de proximités aux liens du lieu. Les modes d’interactions qui accompagnent ses usages sensibles des espaces communs se distinguent souvent par une ambiance associée à l’esprit cocooning de maison familiale. Cette ambiance sociale et spatiale se révèle lors d’activités partagée d’apprentissages, de répits ou de convivialité, ayant notamment cours dans les espaces de fabrication et de regroupement, en cuisine partagée ou autour du comptoir. La cuisine représente dans la fabrique du TL l’espace collectif « des matières et du faire » et s’agence dans l’esprit des cuisines de maison bourgeoise en un espace familial hospitalier (Serfaty-Garzon, 2003). Dans ces espaces du faire et de rencontres, les interactions sociales restent marquées par une fusion de rires et de postures soucieuses, de musiques familières et d’odeurs de petits fours. Ces configurations chaleureuses et quasi domestiques de l’action partagée stimulent une atmosphère sensible et sensorielle plébiscitée de « conviviale » par les adhérents et les acteurs locaux de passage au TL.
La réception commune de cette convivialité de terrain s’entend dans le sens d’un « aura » du lieu[11], apprécié pour sa résonance de maison joyeuse ou de niche familière. Cette aura conviviale prend corps dans un jeu social alterné d’attention positive et de bienveillance collective diffuses et participe à démocratiser des gestes du prendre soin qui dépasse les cadres d’accompagnements. L’extension des formes du care, avancée comme a priori déterminant du potentiel d’inclusion du TL, se loge ainsi dans ces petits riens de l’ordinaire (Coblence, 2018), composant une ambiance sensible implicite ou invisible. Ils restent néanmoins tout aussi encapacitante du fait des possibilités offertes aux habitués en situation de handicap de renégocier les liens d’infériorités ou de dépendance initialement identifiée chez les personnes en situation de handicap (Eyraud, 2014 ; Boucher, 2023). Les proximités tissées dans la durée et/ou ponctuellement dans le lieu participerait à l’individuation des habitués, en ce qu’elles ouvrent à des perceptions valorisantes et positives de soi, ainsi qu’à des sentiments d’acceptation et d’appartenance à un collectif élargi. En perspective des travaux en psychologie sociale, une fonction réparatrice du lieu peut être ainsi analysée dans la mesure où elle dédramatise la fragilité et produit des formes de réassurance, d’encouragement rompant peu ou prou avec les situations l’isolement subi et/ou le stress ressentie dans leur rapport à la société.
Conclusion ouverte
Le tiers-lieu, objet de la recherche-action en cours, en tant qu’espaces à la croisée des milieux « ordinaire », « hors le murs » et « spécialisé » de l’accompagnement représente pour les acteurs du collectif, un entre-deux convivial et créateur de conditions propices à l’inclusion des acteurs de l’accompagnement. La fabrique du TL a permis de considérée le concept de marge créatrice du point de vue d’une approche sensible et soignante de ces espaces d’encapacitation, venant compléter le potentiel transformation Il a permis d’illustrer les enchevêtrements possibles entre les conceptions de tiers-lieu, dans sa conception d’espaces partagés par une diversité d’acteurs expérimentant des manières alternatives de faire société, et d’encapacitation dans le sens d’un processus de reconfiguration des relations et pratiques d’infériorités ou de dépendance incorporées chez les personnes en situation de handicap (Tehel, 2022 ; Baltenneck, et.al, 2022) et, de remise en questions des normes sociales dominantes autour du travail social.
Sur le plan empirique, la marginalité conviviale caractéristique de la fabrique du TL se dévoile comme source et produit d’une approche holistique de l’inclusion et participe à introduire une dimension sensible dans la conception encapacitante des espaces du faire. Au regard de sa dimension marginale, un croisement notionnel est à opérer avec le « faire convivial » proposée par la pensée radicale d’Ivan Illich (1975), envisageant la société conviviale comme un outil au service de l’humain et de la résistance aux logiques du capitalisme industriel, dans une prévalence du relationnel sur le transactionnel, de la valeur réalisée sur la valeur matérialisée. Articuler la pensée d’Illich à celle de l’éthique marginale du care (Ibos & al, 2019) et des approches alternatives ou « indisciplinées » du travail social (Laville & Salmon, 2022), offre la possibilité d’une ouverture critique sur les dimensions ambivalente et conflictuelle de la fabrique d’un lieu convivial et soignant, surinvesti par des relations d’aidances et de proximités entre acteurs du collectif.
Une ouverture critique est à suivre, faisant la focale sur les effets pervers ou à revers de ces relations fondatrices de l’identité marginale du lieu, replaçant sa fonction transformatrice et soignante dans les processus compensatoires ou réparateurs qui peuvent se mettre en place chez les adultes accompagnés, de telle sorte à reproduire ou réconforter des tendances d’entre-soi et de retrait spatial. Le temps long de l’immersion admet de voir l’ambivalence de ces proximités, en partie, à la lumière des cultures parentales présentes dans l’animation collective du TL et des activités partagées avec les acteurs locaux. Cette éthique parentale du care, enracinée dans un parcours d’aidant, a particulièrement établit des sentiments de compassion, de peur et d’affection dans la relation parentale et d’accompagnement. Ces liens affectifs se traduisent spatialement dans l’aura domestique et chaleureux du TL. Bien que fondés sur de « bons sentiments », la force de ces liens peuvent en effet rentrer en contradiction avec les logiques de prise de risque, de reconnaissance mutuelle et d’ouvertures sur les différences, cruciales pour le processus d’encapacitation et d’accompagnement vers l’autonomie.
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[1] Avec le rapport Mission coworking (2018), la place première accordée aux activités professionnelles vient distinguer fondamentalement les tiers-lieux français de la conception oldenbourgienne d’un lieu entre la maison et le travail.
[2] Lettre ouverte aux acteurs publiques de l’État publiée sur le site de l’ANTL, octobre 2023.
[3] Le colloque organisé par la chaire TMAP à Sciences Po Rennes, « Tiers-lieux et politiques de solidarité » (2024), marque l’importation et le requestionne du concept de tiers-lieux « solidaires » dans les champs universitaire et de l’économie sociale et solidaire.
[4] Faire tiers-lieux en Santé, comptes rendus décembre 2023 – mars 2024.
[5] Tout au long de l’article, il est signifié par Personnes, les personnes en situation de handicap accompagnés dans le cadre d’un projet d’accompagnement social et/ou médico-social.
[6] Renvoyant à la notion de renforcement du pouvoir d’agir ou d’« encapacitation », de choisir et de savoir des personnes vulnérabilisées. Elle est entendue dans son sens d’origine renvoyant à l’approche émancipatrice et de redistribution des ressources collectives d’un processus de transformation sociale reconnaissant des savoirs expérientiels des personnes elle-même et d’émancipation sociale et collective (Le Bossé, 2008).
[7] Dans l’intention de préserver l’anonymat du lieu et de l’association porteuse, fortement médiatisée dans le champ du travail social, tout en le distinguant dans la lecture du texte, ce premier terrain sera nommé tout au long de l’article comme suit : TL. De la même manière, les croquis et plans représentant les espaces du TL sont volontairement reproduites sous forme d’images dessinées.
[8] Il est possible de citer les actions menées en partenariat entre les habitués en situation de handicap et des lycéens du quartier dans le cadre d’un budget participatif de 2019 à 2021, visant à installer des plaques de rues accessibles aux différentes situations de handicap ainsi que des feux à décompte.
[9] Chez ces derniers, interroger le sensible et l’émotionnel ne va pas soi. Les empêchements en lien avec leur situation de handicap, implique parfois d’aller chercher et apprivoiser ce sensible dans l’intelligible des comportements, notamment au cours de moments d’interactions face à face ou après un événement collectif marquant.
[10] Sur la figure 3, l’emplacement du comptoir est marqué par une couleur rouge.
[11] C’est l’aura dont parle Walter Benjamin et qui peut qualifier les ressorts des lieux de vie interstitiels, comme une « zone de résonance qui vibre autour du lieu, en son cœur, par ses intervalles internes et externes, sur ses bords, dans ses à-côtés, dans ses débordements, en ses voisinages » (Mons, 2003).
Pour citer cet article :
KADRI Myriem « Faire passerelle conviviale avec les plus vulnérabilisées : une perspective d’un tiers-lieu comme marge créatrice d’inclusion », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https:// geoproximites.fr/ark:/84480/2024/06/01/ care-al5/