Théophile Plouvier
〉Doctorant en géographie
〉Université du Littoral – Côte d’Opale
〉ULR 4477 TVES
〉Article court
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Derrière l’illusion d’une objectivité absolue des chercheurs peut se cacher en réalité de nombreux choix et orientations plus ou moins conscientes, que ce soit concernant les objets de recherche ou les manières de les traiter. A travers la pratique de la réflexivité, qui tend à mettre en évidence et en discours ces mécanismes, je souhaite aborder, via mon expérience personnelle de la recherche, une réflexion autour des diverses proximités qui entrent en jeu dans l’élaboration et la mise en œuvre d’une recherche scientifique.
Malgré sa popularisation, la démarche réflexive reste encore aujourd’hui largement restreinte à certaines disciplines (notamment l’anthropologie ou la sociologie) ou concernant des thématiques de recherches liées au domaine de l’intime. Ce constat s’est confirmé dès les prémices de mon travail de thèse sur les populations homosexuelles masculines des Hauts-de-France : ma propre sexualité allait être questionnée tout au long de ma recherche, en particulier afin de dissiper les soupçons d’un travail de thèse qui serait empreint de militantisme, et donc d’une objectivité remise en cause. Il fallait donc que je sois prêt à me positionner concernant mon lien aux populations étudiées, c’est à dire expliciter ma « proximité » avec celles-ci.
Cette injonction au dévoilement de soi n’est pas rare dans le champ de la géographie des sexualités. Comme l’avait analysé Marianne Blidon (Blidon, 2012), par son caractère fortement intime, la sexualité du chercheur est souvent mise en avant pour justifier le traitement de ces thématiques. Et si l’on ne peut nier que de nombreux travaux sur les questions homosexuelles ont été motivés par l’orientation sexuelle des chercheurs, il est davantage surprenant que cette demande de réflexivité ne soit pas étendue à tous travaux en géographie. La trajectoire géographique, l’âge, le genre, ou le profil psychologique du chercheur ne sont-ils pas aussi autant de critères pouvant traduire certaines proximités entre le chercheur et son objet, son terrain, ou sa population d’étude ?
Parallèlement, il convient de rappeler qu’étudier l’homosexualité par une entrée géographique revient bien souvent à étudier des pratiques et des espaces qui mettent en jeu d’intenses processus de sociabilités, que ce soit au travers des commerces communautaires (bars, boites de nuit, etc.), des activités associatives et militantes (notamment les marches des fiertés), ou encore des pratiques sexuelles[1]. Dans ce contexte, et alors que je m’attendais à devoir mentionner dans mes travaux mon orientation sexuelle, la question de mon rapport particulier aux sociabilités, en raison d’un profil cognitif teinté par un léger autisme, ne s’est manifestée que bien plus tard.
Je me suis donc retrouvé assez rapidement face à un paradoxe en tant que chercheur : une homosexualité censée me conférer une certaine proximité avec ma population d’étude, et un rapport aux sociabilités me posant certaines difficultés pour « faire du terrain » dans les milieux homosexuels traditionnels (et donc a contrario, une certaine distance vis-à-vis de ces milieux). Il n’est, de ce fait, pas un hasard qu’aujourd’hui ma thèse se concentre sur les populations homosexuelles dans une région peu dotée (du moins en apparence) en lieux communautaires.
Alors que le dévoilement de la sexualité du chercheur travaillant en géographie des sexualités est devenu courant, d’autres comme les trajectoires de vie, pourtant tout aussi intimes, sont très rarement abordées malgré leurs nombreuses implications dans la manière de mener une recherche.
D’où vient cette obsession pour le statut minoritaire des chercheurs ? Certains diront qu’elle résulte de l’attachement français aux valeurs de l’universalisme et de la crainte de voir la recherche se muer en une lutte pour la défense de ses propres intérêts ou de ceux de son groupe social d’appartenance. Mais peut-être est-ce surtout dû au refus d’admettre que toute connaissance est située (Haraway, 1988) et que nos lieux de vie, nos goûts, nos pratiques, sont toute aussi importantes dans la contextualisation de la recherche que notre appartenance ethnique ou, dans ce cas, notre orientation sexuelle.
A ce sujet, le discours de Geoffroy de Lagasnerie durant une interview du 6 mars 2023 à France Inter me semble particulièrement pertinente. Au cours de celui-ci, alors que la journaliste insiste sur le critère de l’homosexualité pour expliquer la relation amicale entre Didier Eribon, Edouard Louis et de Lagasnerie, ce dernier argumente que l’homosexualité serait au final moins importante que « la rupture avec le mode de vie familial » qui a été vécue par les trois hommes. En somme, l’homosexualité ne serait qu’un facteur ayant favorisé cette rupture familiale, celle-ci étant le vrai fondement de leur relation. En mettant l’accent sur les spécificités des parcours de vie individuels, parfois davantage partagées par certaines populations, le discours de de Lagasnerie participe à désessentialiser l’homosexualité.
Pour ma part, il me semble évident que mon orientation sexuelle, à travers l’expérience minoritaire, a à voir avec le choix de mon objet de recherche. Pour autant, il est également fort probable que mes faibles compétences sociales et ma distance avec les modes de sociabilités homosexuels traditionnels ont impacté mon terrain d’étude et ma manière de mener ma recherche.
S’éloigner, c’est se rapprocher : définir ses proximités pour expliciter ses orientations de recherche
Ce cheminement de pensées, alors qu’il se présente a postériori de façon très clair et rationnel, résulte en réalité d’une succession de questionnements, de doutes, parfois d’échecs qui surviennent tout au long d’un travail de recherche. Pour ce travail de thèse, il s’est manifesté en premier lieu par un certain inconfort dû au fait de ne pas maitriser les codes d’un milieu homosexuel pourtant fortement codifié mais également de s’y sentir étranger. De nombreux chercheurs travaillant sur ces sujets insistent d’ailleurs sur la manière dont l’aisance sociale du chercheur entre en jeux dans l’accès aux populations homosexuelles[2], que ce soit par des jeux de séduction ou par l’usage de la méthode de recrutement par « boule de neige »[3] souvent mobilisée concernant les populations homosexuelles.
Alors que la proximité du chercheur à son milieu d’étude est souvent discutée, notamment concernant les sociologues ou les anthropologues qui enquêtent sur le milieu social dont ils sont issus, voire même qui incorporent leur propre famille parmi les enquêtés, le fait de travailler sur un milieu étranger (et donc d’en être distant) est rarement abordé. Si l’on comprend bien comment être intégré dans des réseaux de sociabilités homosexuels permet de faciliter l’accès à ces populations, peu de chercheurs abordent les difficultés ou les détours engendrés par leur extériorité au milieu étudié.
Si je mentionne peu cet « avantage » d’enquêter sur ses semblables, c’est qu’en réalité, ma propre homosexualité a peu été mobilisée comme un argument de rapprochement avec ma population d’étude, du moins pas de manière ostentatoire. Il est amusant de voir que finalement, j’ai peu eu besoin de dévoiler mon orientation sexuelle au cours de ma recherche, et que les seules mentions de mon homosexualité se sont faites au détour d’un entretien pour confirmer ce que mon sujet de recherche présentait visiblement comme une évidence : « Toi tu es gay aussi je ne me trompe pas ? ». Avec le recul, j’aurais probablement très bien pu mener ce travail en étant hétérosexuel et en laissant mes interlocuteurs se conforter eux-mêmes dans leurs suppositions.
A contrario, les interactions sociales ont été davantage sources de questionnements : « tu as l’air méfiant, tu pensais que c’était un guet-apens ? » me disait un militant à la sortie d’une conférence organisée par son association, alors même que je pensais avoir fait les efforts suffisants pour me montrer particulièrement amical malgré l’inconfort de la situation.
Les détours que j’évoquais précédemment sont principalement intervenus pour pallier ces difficultés sociales, en consistant à réallouer une grande partie des ressources vers des espaces et des formes de sociabilités qui me semblaient plus familières et mieux maitrisées, notamment au sein des espaces en ligne. Cela s’est aussi traduit au travers de mon rapport aux enquêtés, en les laissant décider de la distance sociale qu’ils jugeaient la plus confortable pour eux dans le cadre des entretiens, en permettant par exemple la tenue d’entretiens en visioconférence (Milon, 2022). Dans de nombreux cas, peut-être d’autant plus car s’agissant d’une population sensible, imposer une rencontre en face à face aurait assurément rendu l’entretien impossible et aurait donc fermé l’accès à tout un pan de la population.
Au final, ce qui initialement pouvait être considéré uniquement comme une prise de distance vis-à-vis de certains lieux et individus, s’est révélé être un rapprochement vers une tout autre catégorie de personnes et de pratiques.
En mettant à l’honneur les proximités, ce premier volume de la revue GPS, me parait être l’opportunité de mettre en valeur l’étendue polysémique de la notion. Bien qu’en géographie, celle-ci se rattache souvent à la question de la distance physique, prise par le biais de la pratique de la réflexivité, elle permet d’éclairer les multiples rapports qui lient le chercheur à sa recherche, ceux-ci pouvant effectivement être physiques, mais également sociaux, culturelles, ou même cognitifs comme j’ai essayé de le montrer à travers ce texte.
Comme écho à mes propos introductifs, il me semble important de souligner que la pratique réflexive ne doit pas être vu comme un aveu de faiblesse mais plutôt comme une façon d’expliciter la manière dont le chercheur contribue, par son positionnement (aussi bien ses proximités que ses distances), à la richesse de sa recherche.
Références bibliographiques :
Blidon M., 2012. « Géographie de la sexualité ou sexualité du géographe ? Quelques leçons autour d’une injonction », Annales de géographie, 687‑688(5‑6), 525‑542.
Haraway D., 1988. « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14(3), 575‑599.
Milon C., 2022. « Ce(lles) que la visioconférence rend visible(s) », Socio-anthropologie, 45(1), 179‑195.
[1] Voir notamment dans la géographie française les travaux d’Emmanuel Jaurand, Marianne Blidon, Stéphane Leroy ou encore Cha Prieur.
[2] Lire les récits de participations observantes sur les lieux de drague de Jose Antonio Langarita Adiego et de Gavin Brown, ou encore les préconisations de Thomas Wimark pour enquêter dans des milieux fortement connotés sexuellement.
[3] Méthode de recrutement permettant, à partir des premiers contacts avec des individus de la population cible, d’avoir accès à d’autres individus via les systèmes d’interconnaissances.
Pour citer cet article :
PLOUVIER Théophile, « L’approche réflexive en géographie et le positionnement du chercheur : (en)jeux de proximités ? », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/1974